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servent à un individu mal noté par une autorité quelconque. » On devait choisir pour le recrutement, parmi la population flottante des villes, tous ceux qui ont été désavantageusement notés pendant les derniers troubles. Ce rescrit secret est vraiment une pièce curieuse, qui rappelle ce qui se faisait sous l’empereur Nicolas, qui va même plus loin. Et à quel moment cette mesure a-t-elle été adoptée ? Presque au lendemain du jour où la Russie parlait de réformes, où une ère nouvelle semblait s’inaugurer par l’envoi du grand-duc Constantin à Varsovie et par l’avènement du marquis Wielopolski au gouvernement civil du royaume. De quelque façon qu’on juge dans sa portée définitive l’expérience qui commençait alors ou qui semblait commencer, le système dont le marquis Wielopolski paraissait être la personnification avait du moins des côtés sérieux, une valeur relative. Si dure que fût la loi, le marquis semblait vouloir qu’un régime légal fût assuré au royaume. Il avait eu pour cela plus d’une escarmouche avec les Russes. Il arrivait à peine au pouvoir en dictateur que le recrutement était le démenti le plus éclatant de cette politique de prétendue légalité, et par une fatalité de plus cette mesure coïncidait avec l’exil du comte André Zamoyski, c’est-à-dire que du même coup on éloignait l’influence pacificatrice la plus considérable, on affaiblissait le parti modéré et on lançait une véritable provocation à la portion ardente du pays. Du moment où les choses étaient ainsi engagées, il était facile de prévoir sinon un conflit général à peu près impossible, du moins des luttes partielles, intimes et poignantes. On le sentait si bien que, peu avant l’opération, un personnage russe élevé, aujourd’hui ministre du tsar à Bruxelles, le prince Orlof, il faut lui rendre cette justice, se rendait à Varsovie pour demander au grand-duc Constantin la suspension du recrutement ainsi ordonné. Le marquis Wielopolski ne voulut rien entendre, et en fit, dit-on, une question de gouvernement. Il marchait à l’exécution de son plan avec une sorte d’enivrement du pouvoir, et il chargeait son fils, qui est président de la ville de Varsovie, de dresser les listes de conscription, qu’on pourrait appeler d’un autre nom, et c’est ainsi qu’on est arrivé à cette crise douloureuse, à ces scènes du recrutement, commencées, suivant le langage officiel, « entre une heure et huit heures du matin. »

Ce qui s’est passé dans ces opérations, exécutées par des escouades de soldats, il est bien facile de le pressentir. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on a procédé de telle façon qu’un jeune homme rentré depuis peu de jours de Sibérie a été pris de nouveau pour être envoyé je ne sais où. La grâce s’est changée pour lui en un supplice plus grand encore peut-être. Maintenant, qu’il y ait eu des désespoirs et des résistances, des efforts pour échapper à la conscription, des évasions même par bandes, que le comité occulte du parti exalté qu’on appellera révolutionnaire, si l’on veut, ait saisi cette occasion, à un moment donné, d’enflammer les esprits et de les pousser à l’action, cela n’a certes rien d’incompréhensible ; mais une circonstance