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cette réduction de toutes choses à des lois indifférentes, puisqu’il y a réduit la raison même. Malgré une apparence de paradoxe, on convaincrait cette subtile critique de Kant d’avoir réduit la philosophie à un enregistrement de faits comme la statistique, et substitué dans l’esprit humain la notion de la nécessité à celle de la vérité. Oui, l’austère analyste de la mécanique intellectuelle a pu pousser ses disciples aux mêmes conclusions que celles où l’imagination vaste et sereine de Goethe conduisait les rêveurs suspendus à sa parole harmonieuse, car lui aussi, s’il ouvre sa vaste pensée comme un olympe illimité à l’universalité des choses, il ne se pique de décrire que l’impression successive qu’elles produisent en passant. Le monde n’est qu’un poème, et plus réellement, plus littéralement pour lui que pour Dante une divine comédie. Tout est spectacle pour l’auteur de Faust, or un disciple de Kant résolu et conséquent est-il à son tour autre chose qu’un spectateur de l’esprit humain ? L’un et l’autre, le philosophe et le poète, voient tout et ne savent qu’en penser.

Mais, sans remonter aussi haut, ne peut-on dire que le véritable apôtre de cet indifférentisme, qui, en paraissant agrandir l’empire de la raison, affaiblit sa puissance, c’est Hegel ? Il y a beaucoup de légèreté à croire que l’aspect paradoxal de sa doctrine en annule l’importance, et ce n’est pas avec nos objections sensées, mais faibles, de psychologie élémentaire, que nous mettrons à néant les éblouissantes affirmations du métaphysicien encyclopédique. Il y a dans l’hégélianisme une vue des choses qu’on ne peut tenir pour non avenue, et c’est souvent en feignant de ne pas le comprendre qu’on l’a jusqu’à présent réfuté. En attendant que la philosophie française se soit ouvert un plus large champ pour l’y rencontrer et le combattre, il me paraît dès à présent permis d’affirmer que le dogmatisme extérieur de la philosophie de Hegel n’est au fond que la tentative d’agrandir jusqu’à ses dernières limites le point de vue historique, et qu’après avoir réduit toutes les choses à des idées, et les idées à des stations de l’esprit fatalement emporté dans le tourbillon dialectique, il ne reste plus que des faits, spirituels ou matériels, abstraits ou concrets, individuels ou universels, peu importe, mais également forcés, également nécessaires dans leur existence et leur nature. Être, c’est subir le mouvement et la métempsycose de l’idée, et comme tout ce qui est existe au même titre, tout se vaut, et il n’y a pas de vérité ni d’erreur, c’est-à-dire que le principe et le résultat de la philosophie de Hegel équivalent au principe et au résultat du scepticisme.

On aurait surpris et même un peu offensé Auguste Comte en lui disant que la philosophie positiviste avait plus d’un point de commun