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n’étant là pour faire face à la crise, il s’ensuit une ruine générale. Les locataires, pour payer au moins une partie de leurs loyers, sont obligés de porter tous leurs effets chez le pawnbroker; le propriétaire, pour acquitter le taxe des pauvres avec des loyers réduits, doit hypothéquer sa maison, et souvent il se trouve dans une situation plus malheureuse que ses locataires, car ce n’est qu’après que l’hypothèque a absorbé toute la valeur de sa propriété qu’il lui est permis d’aller les rejoindre au bureau de secours des gardiens, dernière ressource de leur commune misère.

Sans doute le mal n’est pas toujours aussi grand, et les remèdes appliqués depuis quelque temps l’ont diminué. Ainsi, lorsque les cottages ont pour propriétaire un homme riche, un filateur surtout, celui-ci n’exige en ce moment aucun loyer; c’est pour lui une première manière de secourir ses employés. Aujourd’hui aussi que la charité est organisée sur une si vaste échelle, les ouvriers, voyant l’existence de leurs familles assurée, emploient le peu qu’ils touchent en argent à payer leur loyer; mais si la plupart d’entre eux mettent un point d’honneur à se tenir au courant, Dieu sait au prix de quelles privations ils le font. Beaucoup d’ailleurs ne peuvent acquitter aujourd’hui les dettes qu’ils ont contractées ainsi avant de vouloir demander secours à qui que ce soit. J’ai vu un ouvrier, homme très intelligent et économe, qui, condamné au chômage depuis quinze mois, avait vu s’accumuler de la sorte, après que toutes ses épargnes avaient été épuisées, une dette de plus de 10 liv. sterl.

Pour comprendre combien a été rude le coup porté à toute une population par la clôture des filatures, il faut songer qu’hommes, femmes, enfans, tous travaillaient dans la même manufacture. Ce travail était la seule source de subsistance de toute la famille, où l’on ne connaissait pas d’autre métier. Les hommes gagnaient 12, 15 et 20 shillings par semaine, les enfans au-dessus de douze ans jusqu’à 10 shillings. Avec de pareils salaires, on vivait dans une certaine aisance. Peu importait la petitesse du logement, puisque la journée se passait pour tous à la filature : on y trouvait le nécessaire. La famille était bien vêtue; la nourriture, chose la plus importante sous ce climat et pour l’ouvrier anglais, était excellente, abondante, et même, dit-on, recherchée. Le simple ouvrier faisait peu d’épargnes, il employait ses profits à vivre de son mieux.

Au contraire, une famille nombreuse, entassée sans occupation dans un logement trop étroit, les meubles, les couvertures, les vêîemens, portés successivement au mont-de-piété, une nourriture incertaine, mauvaise et insuffisante, ces mille privations, d’autant plus dures qu’elles sont nouvelles, par lesquelles, comme dit Victor Hugo, après avoir vécu de peu, on apprend à vivre de rien, telle