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choses humaines, si ce n’est qu’il est vain d’y penser ? Que conclura-t-elle du spectacle de la politique, si ce n’est une indifférence dédaigneuse qui s’arrange et se joue de tout ? Anacréon acceptera Polycrate. Un romancier célèbre passe pour avoir vu jusque derrière les coulisses le fond de la comédie humaine. S’il a eu tout le talent de peintre que lui décernent ses admirateurs, qui plus que Balzac a dû exercer d’influence sur la société contemporaine ? J’admets le talent et l’influence ; mais je dis que si la société française est telle qu’il l’a peinte, si les supériorités du rang, de l’esprit, du caractère, doivent être employées et appréciées comme il le dit, il n’y a pas d’autre politique que le machiavélisme. Quel but en effet assigne-t-il dans la vie à ses hommes supérieurs ? Le plaisir passionné. Les a-t-il doués de la beauté, de la force, de la naissance, de la fortune, ou de bien mieux encore, du courage, et du talent : tous ces dons ne seront employés qu’à élever à sa plus haute puissance le bonheur de jouir de ce qui flatte leurs sens et leur orgueil. Ce monde n’existe que pour qu’ils le domptent, pour qu’ils l’exploitent comme l’instrument ou la proie de leurs caprices. À cette élite sociale qu’il exalte et qu’il décrit avec tant de complaisance, à ces égoïstes énergiques et insatiables qu’il propose à notre admiration, il ne serait dû que haine et châtiment. C’est avec le fer et le feu qu’il faudrait refaire à l’instant cette société, qu’il croit réhabiliter en lui prêtant l’intensité des vices au lieu de la frivolité des goûts, et si Balzac est dans le vrai, le père Duchesne avait raison. Ainsi le prétentieux partisan de l’aristocratie, le courtisan du faubourg Saint-Germain, n’a fait qu’envenimer et légitimer à la fois tous les soupçons, toutes les rancunes, toutes les colères d’une démocratie ombrageuse et irritée. En présence de la société de Balzac, les communistes deviendraient les vengeurs de la justice outragée, comme au temps du déclin de l’empire les gladiateurs et les barbares semblaient les libérateurs du monde.

Les écrivains même, et ils sont nombreux, qui de nos jours n’ont pas fait profession d’être insensibles aux intérêts nouveaux de l’humanité n’ont point tous échappé à cette ivresse de l’imagination ennuyée du réel et du possible. Quelques-uns, plus artistes que citoyens, sont tombés dans cette délicatesse superbe qui méprise comme une vile prose l’esprit des classes moyennes promu aux choses de gouvernement. Bientôt, par une bizarre association, on les a vus unir le culte exagéré de toutes les élégances et de toutes les recherches, l’affectation de ne se plaire qu’aux manières, aux passions, aux vices d’une frivole aristocratie, avec une complaisance aveugle pour les rêves de la démocratie niveleuse. Faut-il le dire ? l’esprit français me paraît avoir de notre temps acquis ce dont il