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— Mon cher Martial, dit Roger, je me suis montré pour dissiper vos idées noires. Tu ne m’en veux point, n’est-ce pas?

— Monsieur, répondit le jeune homme, vous vous trompez; je ne me nomme point Martial et je ne comprends pas ce que vous me dites.

— Et vous, madame, et vous, Léonie, ne me reconnaissez-vous pas?

La jeune femme ne répondit qu’en se pressant contre son compagnon.

Roger eut alors le tressaillement douloureux du somnambule qui rentre dans la vie positive. Ses souvenirs, si puissans qu’ils s’étaient accusés pour lui en vivantes images et lui avaient fait confondre la réalité avec le rêve, cessèrent de l’abuser. Il avait bien devant lui l’homme et la femme qu’il cherchait; mais, quoique la réalité se fût présentée ainsi qu’il y comptait, la transition était si brusque qu’il ne ressentit qu’une faible joie.

— C’est vrai, dit-il en souriant avec amertume, ce sont le Martial et la Léonie d’aujourd’hui, ce ne sont plus ceux d’autrefois.

— C’est un fou, murmura la jeune femme.

Roger l’entendit et ne s’irrita point, comme il l’avait fait avec M. Lannoy.

— Un fou ! dit-il. Pourquoi cela? Pourquoi présumer que je sois fou parce que vous ne me comprenez pas? Non, dit-il encore, ils ne peuvent me reconnaître, puisqu’ils sont morts et que j’ai continué de vivre. On change beaucoup en six ans, surtout quand ces six années se sont écoulées, comme pour moi, dans l’étude et la douleur. Eux sont toujours les mêmes. C’est tout simple. La mort n’est pas ce que l’on pense. Ce n’est pas la vie qui finit, c’est le temps qui ne marche plus. Elle nous laisse où elle nous prend, jeunes ou vieux, sans nous ôter ni nous ajouter une ride. Martial, comment vous appelez-vous à présent?

Le jeune homme et sa compagne regardaient Roger. Malgré son aspect bizarre et l’expression vraiment indéfinissable de ses yeux, tant elle était claire et mobile, il y avait une bonté si marquée pour eux dans tous ses traits, une si grande douceur dans sa voix, qu’ils eussent craint de l’affliger en s’éloignant trop vite. En outre la singularité même de ses paroles les captivait.

— Je m’appelle Ernest, répondit le jeune homme.

— Et vous, madame ?

La jeune femme hésita.

— N’ayez pas peur, fit Roger, je ne veux pas vous trahir.

Puis tout à coup, et sans attendre de réponse, il s’écria avec une étrange volubilité :

— A propos de trahison, j’ai des choses très importantes à vous