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ne sont point eux, puisqu’ils devraient être de dix ans plus âgés que ceux qu’il aperçoit.

Il était douteux cependant que le promeneur dont il est question fît cette réflexion si naturelle, car, tout en hochant la tête, il murmurait : — Certes ces rencontres, si bizarres qu’elles soient, ne sont que la confirmation de mes études. Mon système doit être vrai; mais l’idée, mise brusquement en face du fait, est toujours un peu déroutée.

Il passait donc outre, lorsqu’à la Madeleine il fit une dernière rencontre qui le remplit d’un trouble extraordinaire. Il avait à dix pas devant lui un homme de cinquante ans à peu près, décoré, d’un visage flegmatique et hautain, aux cheveux et aux favoris grisonnans, grand, sec et boutonné dans une redingote bleue. Ce monsieur causait avec un ami sur le bras duquel il s’appuyait, et tenait de la main gauche un sac de voyage. L’émotion du promeneur fut si vive à la vue de ce personnage qu’il alla droit à lui et, sans le saluer, lui dit avec un mélange de stupeur et de colère : — Ah ! c’est vous, monsieur Lannoy, c’est donc vous?

— Je ne suis pas M. Lannoy, lui répondit celui qu’il interpellait ainsi. Mais vous-même, qui êtes-vous?

— Je suis le docteur Roger Dannerch.

— Eh bien! que me voulez-vous?

— Monsieur, dit Roger en changeant soudain de ton, je vous demande mille pardons. Ce que je viens de faire est insensé. J’oubliais en effet, ajouta-t-il avec simplicité, que ce ne peut-être vous, puisque vous êtes mort.

— Comment! je suis mort?

— Oui, il y a six ans, et même assez misérablement, deux mois après avoir tué un homme en duel.

— Voyons, reprit son interlocuteur avec une pitié un peu méprisante, c’est de M. Lannoy et non de moi que vous voulez parler.

— Oh! M. Lannoy et vous c’est absolument la même chose; mais ce serait trop long à vous expliquer. Je me comprends, cela me suffit.

L’ami qui accompagnait le prétendu Lannoy lui poussa légèrement le coude.

— Oui, dit alors celui-ci, allons nous-en. C’est un fou.

— Un fou! s’écria Roger, que cette épithète parut mettre hors de lui; un fou! cela est facile à dire. En tout cas, il vaut encore mieux être fou que d’être trompé par sa femme.

— C’est pour moi que vous dites cela? s’écria à son tour l’étranger, qui devint très pâle.

— Prenez-le pour vous, si bon vous semble.

Toutefois, après avoir prononcé ces mots, Roger en fut effrayé et désolé.