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ne sais pas au fond dans l’ordre civil une maxime qu’elle ait sérieusement ébranlée. Ce n’est pas certes la propriété, déesse qui n’a jamais eu de plus nombreux ni de plus fervens adorateurs. Non, c’est plutôt aux institutions politiques, c’est aux généreuses nouveautés du siècle que poètes et romanciers ont paru vouloir du mal. C’est aux tentatives du présent, non aux traditions du passé, qu’ils se sont montrés le plus hostiles. Ironiques et désabusés, ils ont plus attaqué les illusions que les préjugés. Combien ont daigné faire leur cause de la liberté et de la patrie ? Quel but pour la plupart ont-ils donné au talent comme à la vie ? La religion de l’art (j’en devrais dire l’idolâtrie), l’émotion pour l’émotion même, le plaisir transformé par l’imagination, toutes les voluptés d’un épicurisme spirituel qui ne peut se plaire que dans le monde des fantaisies de l’esprit, des caprices de l’affection et des raffinemens de toutes les sortes de sensibilité. Une exaltation vague pour le beau séparé du vrai, du juste et de l’utile est un état de l’âme d’autant plus à craindre qu’il trompe sur ses dangers, ignore ses fautes, prête une parure séduisante à des goûts puérils, même à de grossiers penchans, et finit par engendrer pour toute vertu un dilettantisme égoïste, qui sacrifierait tout à l’agréable. Rien de ferme, rien de sérieux, rien de sobre et de sain dans la morale littéraire de tous ces livres charmans. L’affection n’y est admise et prônée que maladive et bizarre, le dévouement qu’inutile et fantasque, le courage que pour les choses qui amusent, l’admiration que pour les curiosités de l’art, l’enthousiasme que pour la poésie des sensations. Cette morale pourrait faire encore peut-être des héros comme Benvenuto Cellini ; mais pour elle Franklin est un procureur, Washington un bourgeois, Malesherbes un pédant, Drouot un troupier.

C’est un fait trop certain qu’après que la vie politique eut reçu dans son sein presque tous les écrivains que la restauration avait formés, ceux qui restèrent en dehors ou qui vinrent ensuite se prirent pour la plupart de mauvaise humeur ou de froideur à l’endroit de la réalité des institutions libres, mirent.au rang des vulgarités de la vie tout ce qui avait fait battre le cœur de leurs devanciers, et, jugeant avec un dédain seigneurial la société au sein de laquelle ils étaient nés, semblèrent trouver la liberté bonne pour des goujats. Hommes de 89, libérateurs du monde, n’auriez-vous donc fait que le bonheur des petites gens ?

Je ne m’en prendrai qu’à ceux qui ne sont plus. Musset est un vrai poète, et jamais son charmant génie n’a conçu de mauvais desseins contre les droits de l’humanité. Cependant, si la jeunesse se laisse aller aux rêveries voluptueuses, aux sensuelles tristesses qu’il a chantées avec tant de grâce et d’accent, que pensera-t-elle des