Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/659

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA SECONDE VIE
DU DOCTEUR ROGER

Vers la fin du mois d’octobre 185..., à deux heures environ de l’après-midi, un homme d’une quarantaine d’années, d’une physionomie douce et mobile, descendait les boulevards et se dirigeait vers la Madeleine. Sa mise, très modeste, se rapprochait de celle du savant à qui le soin de la toilette est devenu chose indifférente. La cravate, négligemment nouée autour du cou, flottait à l’aventure sur une chemise à jabot. L’habit noir, bien que neuf, était fripé; il avait dans le dos et aux manches ces plis horizontaux qui dénotent un long séjour dans une malle. Le chapeau était très en retard sur la mode. Le pantalon enfin, d’une nuance claire, quoiqu’il fît froid, tombait inégalement sur des souliers à boucles d’acier. La marche de cet homme se précipitait et se ralentissait sans cause apparente. Ses regards étaient tour à tour distraits et sérieux ; sa bouche avait un sourire à demi triste, à demi joyeux. De temps en temps il saluait d’un geste amical les maisons et les rues, comme s’il eût été tout à la fois surpris et charmé de les revoir. Quelques passans produisaient sur lui un effet analogue. Il faisait quelques pas de leur côté, s’apprêtait à leur parler, puis s’arrêtait et secouait la tête, comme désappointé et mécontent de lui-même. Sa contenance était tout à fait celle du voyageur revenant, après plusieurs années d’absence, dans la ville qu’il a autrefois habitée. Il n’y connaît plus personne, et cependant, par suite de ressemblances fortuites, croit retrouver à chaque pas les gens qu’il a connus. Ils sont, à l’heure où il les voit, tels qu’ils étaient il y a dix ans. Souvent ils ont le même air et le même costume. Toutefois, en réfléchissant, il se dit que ce