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de fuir, et l’incertitude aussi de la condition, livrée à la justice et au bon plaisir du maître; le peuple qui a défendu le territoire et qu’on fait serf; le baron qui a droit à une redevance déterminée, mais qui peut prendre en outre tout ce qui lui plaît (ce qui s’appelle le droit de préhension); le prêtre complice du seigneur, et qui pousse le paysan à l’inceste en prohibant le mariage avec la parente, pendant que le seigneur le prohibe avec l’étrangère; les démons sculptés à la porte de l’église pour souiller les rêves de la vierge, et à l’intérieur un Dieu qui parle latin; le serf qui paie, et à qui le seigneur dit : Tu feras payer les autres ! la haine et le vide qui se font autour de la serve devenue dame de village, pendant que le démon de l’orgueil entre en elle pour lui rendre plus douloureux le mépris du château. Voilà quelques traits du panorama; pour dernière scène, c’est la châtelaine qui devient jalouse de cette impertinente vassale, — n’ose-t-elle pas être belle maintenant? — et qui un jour, à la porte de l’église, lui fait couper le derrière de sa robe, pour qu’à ce signal les pages, les valets, les hommes d’armes se jettent sur elle, la dépouillent, la traquent toute nue en l’accablant de coups, pendant que le village aussi, qui la hait et la jalouse, crie à la sorcière, et que son mari même lui ferme la porte de la maison. Sorcière! c’est alors en effet qu’elle le devient, et ce n’est qu’alors. A chaque avanie qu’elle a essuyée, à chaque sanglot qui lui est échappé pendant la nuit, l’imperceptible follet, le vieil esprit du foyer, a grandi : dans son lit, où elle s’agitait sans repos, elle l’a entendu qui lui parlait plus haut. Quand les exactions et les menaces du maître, qui voulait de l’or et qui montrait du doigt la potence, lui ont arraché le cri d’angoisse : « Ah ! si je trouvais un trésor, si tu m’en faisais trouver! » le follet est devenu l’esprit des trésors cachés. Quand elle a poussé son mari à être sans pitié pour qu’on ne fût pas sans pitié avec lui, quand l’esprit de malice, et même de superbe, est entré en elle, le follet, lui aussi, est devenu le démon de la haine et de l’orgueil. Et c’est ainsi qu’il a grandi en elle, chaque jour plus satanique, chaque jour plus exigeant. Il n’avait d’abord rien demandé; plus tard, il a demandé son corps, puis son âme. Corps et âme, elle a tout donné, et le jour où elle a été prête à s’abandonner complètement, Satan a été complet; mais ce jour-là c’était celui où elle avait cessé d’être femme, d’être épouse, d’être mère, où il ne lui restait plus une seule espérance, plus un seul désir, rien qu’une haine furieuse et infinie, la haine des hommes, la haine du Dieu de la châtelaine, du seigneur et du prêtre.

Où M. Michelet faiblit le plus comme historien, mais où il ne déploie qu’avec plus d’éclat les ressources de son imagination, c’est quand, sur la lande sauvage, au coin du bois, non loin de la caverne où elle s’est réfugiée, il veut nous montrer cette créature de la haine