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nement et à l’attrait, presque rien n’est accordé à la nécessité et à l’obligation. Sans souci de la proportion et de la continuité, il saute ce qui ne lui dit rien, il s’arrête amoureusement à ce qui l’attire et l’inspire. Chaque chose le retient par la face ou la facette qui l’a saisi au passage, et ce qui a frappé son instinct du moment devient la valeur principale de l’objet, l’essence et l’individualité dont cet objet n’est qu’une incarnation. L’univers entier bouillonne dans sa tête; il se décompose pour se recomposer étrangement. Reliés entre eux par une sympathie occulte, par une même impression qu’ils ont causée à une même fibre, les objets échangent mutuellement leurs aspects; l’un prête à l’autre sa figure, celui-ci verse son sang dans les veines de celui-là, et pour beaucoup de lecteurs tout cela n’est qu’éblouissement, car M. Michelet ne s’astreint pas à donner son itinéraire, à marquer ses étapes : mystiquement soulevé de terre, il plane, allant de sommet en sommet, d’une quintessence à une autre quintessence. L’espace et le temps sont anéantis.

À ces caprices et à ces incohérences de manière se mêlent étrangement presque toutes les grandes qualités d’inspiration, et tout d’abord une immense largeur de vue. Au milieu de cette ébullition dont je parlais, la totalité des choses passe vite sous ses yeux. S’il ne pénètre souvent à la fois qu’un côté de chaque objet, les faits les plus éloignés se rapprochent dans son imagination pour s’éclairer et se féconder. A travers le pêle-mêle, le bruissement des notes discordantes ou inutiles, il sait entendre partout, dans toute époque, dans toute série de siècles, une mélodie qui se déroule, un grand mouvement qui commence et s’achève. Par-dessus tout, il a une admirable puissance de divination qui vient de sa capacité d’émotion et de sa force d’imagination : il ne se rappelle pas seulement tout ce qu’il sait, il se le représente, et d’un seul coup il voit chaque détail dans tous ses aboutissans. D’ailleurs il y a toujours en lui quelque instinct avide de se satisfaire, quelque tendance impatiente de donner, quelque force disponible qui se trouve là tout à point pour sentir et comprendre, pour deviner au moindre indice, et souvent pour imaginer, sans indice visible, une présomption qui plus tard se confirme; mais tout particulièrement c’est dans son profond sentiment de la vie humaine qu’il trouve ce tact divinatoire. Là est le sceau de sa vocation d’historien, la grande qualité qui ne lui permet jamais de s’égarer entièrement, et qui rachèterait des multitudes de défauts. L’histoire n’est pas uniquement pour lui, comme pour notre école descriptive, un théâtre dévalues pompes, de surfaces pittoresques; elle n’est pas pour lui, comme pour nos philosophes, une nuageuse solitude peuplée seulement d’abstractions hégéliennes : elle est à ses yeux une manifestation constante de caractères individuels. Il s’y sent face à face avec des hommes, des