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traire qui y agissait. Étrange et insondable mystère que l’homme, pour découvrir (comme on dit, mais comme on dit à tort), ait besoin d’inventer! Il ne peut pas voir la vérité, il ne réussit à la trouver qu’en imaginant, en créant, en tirant de lui-même une pensée qui devient pour lui comme un nouvel organe, qui, en s’essayant sur la réalité, peut constater si la vérité cachée la dément ou la confirme.

Je fais donc la part belle à l’imagination, c’est-à-dire à M. Michelet, et j’ajouterai volontiers que la difficulté de le suivre tient en grande partie à sa supériorité même, à ses vastes poumons, qui, comme ceux de l’aigle, peuvent aspirer sans étouffer les torrens de vent qu’y engouffre un vol à tire-d’aile. Son esprit est une combinaison trop exceptionnelle de science et de « vie nerveuse, » comme il aime à dire. Les érudits, les rares individus qui savent ce qu’il sait, n’ont acquis leur puissance de travail qu’au détriment de leur puissance de conception, et ils sont tout étourdis par les étranges métamorphoses que l’alchimie de cette fougueuse imagination fait subir aux données qui leur sont familières. D’un autre côté, ses égaux en imagination, ceux qui ont en eux ce pêle-mêle de sympathies, de sensibilités, de mobiles de tout genre, au feu et au mouvement desquels tout aime à se transformer en émotions, en pensées, en apparitions spirituelles, ceux-là, dis-je, ont peine à se reconnaître au milieu des mille faits dont dispose cette étonnante érudition. Eux aussi, ils sont étourdis et ne peuvent suivre, faute d’avoir le point fixe d’où s’élance leur guide.

Il n’est pas moins vrai qu’il y a aussi une faute du côté de M. Michelet, une faute grave qui n’est point dans son imagination, dans un excès de facultés, ce qui n’est jamais une faute, mais bien dans un défaut, dans l’absence d’une faculté qui chez l’homme complet est le frein et le contrôle naturel de l’imagination. Avec M. Michelet, on est constamment au spectacle. Il ne juge pas, il voit. Sa pensée ne se déduit pas, ne se discute pas, ne cherche pas à se connaître : elle se fait tableau pour se donner à elle-même la représentation d’elle-même. Il y est tellement pris, lui aussi, qu’en regardant ce tableau, il perd de vue par instant la signification qu’il y avait d’abord attachée. Il crée une sorcière pour mettre en scène les causes auxquelles il attribue la sorcellerie, les influences par lesquelles il s’est expliqué l’hallucination qui faisait supposer à tant de malheureuses qu’elles étaient réellement sorcières, et voilà que tout à coup sa création lui échappe ; elle agit malgré lui, elle prend une vie à elle. Nous la voyons recevant en effet pendant son sommeil la communication d’un mot magique qui accomplit le miracle de lui procurer de l’or; nous la voyons sur la lande sauvage respectée des loups, des ours, des corbeaux, parce que Satan, le grand proscrit, accorde à tous les proscrits les libertés de la nature. Le sorcier est à