Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont la couleur semblait fraîche encore, étaient plantées dans le sol.

— Qu’est ceci? demandai-je. Un cimetière?

— Ceci, répondit Gian-Gianu, c’est le « champ des vengeances (su campo de sas vendettas). »

Nous mîmes pied à terre, et après avoir attaché nos chevaux aux anneaux scellés dans les murs de la maison, nous nous assîmes sur un banc de pierre placé près de la porte. — Les pressentimens ne trompent point, me disais-je, et je trouve bien véritablement la tristesse que je suis venu chercher.

C’est dans ce lieu, dont l’aspect désolé était en complète harmonie avec les impressions qui pesaient sur mon âme, que Gian-Gianu me raconta tous les événemens qui s’étaient passés, sans rien dissimuler de la part qu’il y avait prise. A son retour à Valverde, après le meurtre du 19 avril, Efisa était tombée dans un marasme d’où rien ne put la faire sortir. Elle dépérissait à vue d’œil. Les médecins disaient que son sang se décomposait. Dans cette âme frappée d’une irrémédiable atonie, une seule préoccupation morale semblait avoir survécu : c’était l’idée de la vengeance. Chaque fois que Gambini entrait dans la chambre où elle se mourait, il avait à répondre à la même question : « Père, n’a-t-on rien découvert? » Par un étrange phénomène, elle avait retrouvé dans sa mémoire la dernière strophe de la nénie qu’elle avait improvisée sur le cadavre de Sercomin, et elle la murmurait faiblement sur un air monotone des montagnes, sans colère, mais avec une désespérante opiniâtreté. A mesure que sa fin approchait, l’idée de la vengeance devenait plus intense et absorbait son âme. La veille de sa mort, après avoir vainement torturé Gambini de ses questions, elle lui avait jeté ces paroles en le regardant avec une singulière fixité : — Ah ! tu le connais bien, père, celui qui l’a tué; mais tu ne veux pas me le nommer. — Gambini s’était enfui. Gian-Gianu s’était alors approché d’Efisa, et lui avait promis de la venger.

— Tu connais l’assassin! dit-elle dans un élan de joie. Pourquoi taire son nom? ajouta-t-elle presque aussitôt avec défiance.

— Parce que ce secret ne m’appartient pas, et que je ne puis trahir celui qui me l’a livré.

— Et pourquoi ne l’as-tu pas encore tué ?

— Il faut attendre l’heure où la vengeance ne peut manquer. Efisa se défie-t-elle donc de la parole de Gian-Gianu?

— Oh! non. Tout ce que je voulais, c’était qu’il fût connu de mon père ou de toi. Si vous le connaissez, il est mort. A présent je m’en irai contente.

En effet, cette promesse de Gian-Gianu suffit à rendre plus tran-