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On transporta la civière dans une grande chambre de la maison traditionnellement consacrée aux fêtes mortuaires, et la vieille mère des Sanarès disposa le suaire de façon qu’il retombât de tous les côtés en dehors du cercueil, laissant à découvert le visage du mort, dont les pieds avaient été tournés, selon l’usage, vers la porte.

Comme elle se livrait à ce soin, elle remarqua sur le linceul de larges taches de sang. — Jésus Dieu! s’écria-t-elle, ce jeune homme a été assassiné !

Chacun de ceux qui avaient connu Sercomin, et qui l’avaient vu deux jours auparavant plein de santé, avaient déjà soupçonné un crime.

— Oui sans doute, il a été assassiné, reprit froidement Gambini. Autrement l’aurais-je apporté ici?

— Oui, assassiné! répéta Efisa, jetant en arrière son manteau et laissant voir son visage pâli par la souffrance, mais toujours resplendissant de beauté. La fureur poétique la saisissait. Étrange faculté des races primitives, où l’excès de la douleur se transforme en inspiration! Je ne redirai pas la vocifération qui s’échappa des lèvres de la jeune fille, devenue pour un moment la plus éloquente des improvisatrices. Il y a des choses, il y a des accens qu’il faut renoncer à traduire. Les dernières paroles seulement ont laissé dans ma mémoire une empreinte ineffaçable. « Soyez maudits! s’écria-t-elle, soyez maudits, vous tous qui m’entendez et qui portez une arme! Soyez maudits, si vous ne cherchez pas l’assassin dans toutes les cavernes de nos montagnes, dans toutes les retraites de nos forêts! » Et les yeux égarés, les cheveux en désordre, épuisée de douleur, Efisa tomba évanouie sur la table où reposait le corps de Sercomin. Des cris lamentables répondaient à ses imprécations, et les femmes, gagnées par la furie du désespoir, se traînaient à genoux, balayant les dalles de leurs chevelures dénouées. Quant aux hommes, ils s’observaient avec une curiosité inquiète et farouche. Je n’avais pas perdu de vue l’aîné des Paolesu. C’était sur lui que mes soupçons étaient tombés d’abord, sans autre raison qu’une secrète et instinctive antipathie; mais sa sombre physionomie restait impénétrable. Gian-Gianu, que je consultai du regard, était pâle et grave. Quant aux officiers piémontais, ils semblaient frappés de stupeur.

On avait emporté Efisa pour lui donner quelques soins. Gambini était resté au chevet du mort. Il n’avait point fait un pas vers sa fille. Un silence pénible planait sur nous tous, et ce fut lui encore qui le rompit.

— Ne cherchez point à venger cet homme, dit-il avec solennité. Il ne tenait à aucun de vous. D’ailleurs elle n’est pas venue encore, l’heure de la lumière, et ceux-là ne veulent ou n’osent parler qui