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fus ; mais le fiscal n’avait pas sur lui la somme de deux cents écus. Il avait fallu, pour satisfaire aux exigences du bandit, lui remettre les cent quarante-six écus qui se trouvaient dans la caisse du presbytère, puis envoyer un berger à Alghero réclamer les cinquante-quatre qui manquaient encore. En attendant le retour de ce messager, qui était l’ami de Beppo, le bandit s’était montré des plus courtois avec M. le fiscal et sa femme. Il les avait menés voir une source miraculeuse qui coule près de la chapelle. Après quatre heures d’absence, Branco le berger était revenu apportant l’argent, et Beppo le bandit, après avoir pris congé du digne procureur, s’était empressé de venir à la ferme de M. Feralli, qui l’avait invité à nous servir de guide pendant la chasse du lendemain.

— Je suis à vos ordres, dit Beppo en terminant son histoire; mais avant tout ces messieurs me permettront de vous demander un service. C’est encore assez lourd, deux cents écus. Je n’ai pas envie de les promener chaque jour dans ma poche à travers les montagnes. D’ailleurs j’ai pensé que garder l’argent d’un bandit, ce n’était point affaire à un notaire du roi. J’ai réfléchi encore que, s’il m’arrivait quelque malheur, vous en seriez averti plus aisément que personne et seriez mieux en mesure de me porter secours. Voulez-vous en être le dépositaire, patron Feralli?

La confiance du bandit transformait notre hôte en receleur. Celui-ci ne sourcilla point et accepta de bonne grâce cette mission délicate, pensant, selon toute apparence, qu’il en serait quitte, le cas échéant, pour rembourser de ses deniers le procureur-fiscal. Beppo tira aussitôt de sa poche deux petits sacs gonflés, et les remit à Feralli, après avoir baisé dévotement le plus gros, celui qui contenait le trésor de la madone. Il ne fut plus question ensuite que de la chasse du lendemain.

Cette chasse fut brillante et heureuse. Un daim, trois sangliers tombèrent sous les coups de Feralli et des Piémontais. Le Vénitien Sercomin et moi, trop paresseux pour suivre la grande chasse, nous nous amusâmes aux perdrix et en tuâmes une vingtaine. Je pus apprécier pendant cette journée tout le charme, toute la distinction du caractère de Sercomin. Sa vie, qu’il me raconta en devançant mes questions, avait été noblement remplie déjà. Son père, qu’il avait perdu, était un émigré illustre. Quant à lui, il avait pris part, tout jeune encore, à la campagne de Lombardie en 1848 et à la défense de Venise. Après la capitulation, il était venu chercher du service dans l’armée piémontaise. Né artiste et rêveur, devenu soldat par une sorte de nécessité fatale, il ne cachait pas son dégoût pour une carrière qui refusait tout essor à ses espérances. Je crus deviner aussi qu’il ne portait qu’avec ennui un nom qui le classait