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la Havane. Pendant le voyage que nous avions fait ensemble de Porto-Torres à Porto-Conte, Gian-Gianu n’avait guère parlé que pour répondre à mes questions. Depuis que nous étions embarqués, il n’avait plus desserré les dents. J’avais pris d’abord ce mutisme pour une marque de discrétion; je ne sais quoi maintenant m’y faisait entrevoir l’effet de quelque grande préoccupation morale. Sous l’apparente immobilité de son visage, je devinais des émotions violemment contenues; mais Gian-Gianu avait une d ces âmes profondes et dans lesquelles il est difficile de lire.

Nous n’étions déjà plus qu’à une petite distance d’Alghero, et nous regardions, silencieux et recueillis, le soleil qui se couchait vers l’Espagne dans un ciel d’une transparence incomparable. Gambini n’avait pas quitté son poste d’observation au pied du mât. Tout à coup nous le vîmes baisser la tête et armer son fusil dans l’attitude d’un chasseur qui guette une proie. A cent pas de nous, trois chevreaux sauvages profilaient sur le mur blanc de la falaise leur noire silhouette. Les bêlemens plaintifs du plus jeune, qu’une paroi de roche unie et glissante séparait de ses compagnons, peut-être de sa mère, arrivaient jusqu’à nous. Gambini était déjà prêt à tirer, quand sa fille s’approcha de lui et, touchant de la main son épaule : — Père, lui dit-elle d’une voix douce, laissez-les fuir, ils sont si jolis!... — Gambini, sans répondre un mot, abattit le chien de son fusil et déposa l’arme à ses pieds. Déjà les chevreaux étaient hors de vue. L’amour paternel dominait donc dans ce cœur sauvage les plus violens instincts.

Deux heures après, la felouque s’arrêtait devant Alghero, petite ville murée, flanquée de tours sarrasines, tout près de laquelle Feralli possédait une grande maison. Nous débarquâmes sur le rivage au milieu de ses serviteurs, qui nous attendaient avec des torches. Nous trouvâmes, en arrivant à la villa, une ample collation servie dans une salle basse. Les dames se retirèrent aussitôt et prirent congé de nous, suivant l’usage sarde, sur le seuil de la salle à manger. Nous ne passâmes nous-mêmes que peu d’instans à table, et je ne tardai pas à m’étendre avec délices dans un lit large de deux mètres, élevé sur une estrade de deux marches, et surmonté d’un vaste baldaquin à crépines de soie. Le sommeil cependant ne vint pas m’y trouver. Je subissais, dès la première journée passée en Sardaigne, l’influence de ce climat violent, dont l’action se révèle dans le caractère même des insulaires. Las de lutter contre l’insomnie, j’ouvris une des portes-fenêtres de ma chambre et me trouvai sur une vaste galerie qui régnait le long de la maison, ayant vue sur la mer, sur la ville d’Alghero et sur un petit jardin. Arrivé dans ma promenade, que je m’efforçais de faire silencieuse, à l’angle de la