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quez donc que les masses sont toujours à l’état souffrant,... et, cela dûment considéré, expliquez-moi de grâce pourquoi elles s’insurgent si peu, de loin en loin seulement? Ce phénomène échéant, il faut donc supposer quelque chose de plus parmi elles que la souffrance et le nombre, circonstances immémoriales de leur position : il faut admettre qu’une impulsion nouvelle leur est survenue, d’un ordre supérieur aux instincts, qui sont des impulsions permanentes; il faut croire à un moment où leur esprit éclairé, où leur conscience éveillée proteste aussi bien que leur chair souffrante.

Quant aux monarques et aux grands qui se font les champions du grief populaire, le bien des masses, dites-vous, n’est ici que le prétexte, et le motif est la force ou la richesse qu’on peut extraire des masses. — Mais ce prétexté et ce motif sont aussi anciens que le monde. D’où vient donc qu’ils ne furent pas constamment à l’œuvre? Ici encore il faut croire à quelque lumière nouvelle et particulière le jour où ces pasteurs des peuples, de dévorans qu’ils avaient été jusque-là, deviennent fécondans et tutélaires. Ainsi vous trouvez nécessairement un progrès de l’esprit à la source de tout progrès social : les instincts n’y suffiraient pas.

Mais je vais plus loin, et j’affirme ici un perfectionnement de pure conscience non moins qu’un perfectionnement intellectuel, un souffle supérieur à tout vent de terre, aux calculs comme aux instincts. En effet, certaines réformes n’ont d’autre recommandation que d’être justes, par exemple cette protection des classes les plus humbles qui s’insinua dans le monde il y a deux mille ans environ, et qui aboutit presque partout à un affranchissement général, au profit des blancs comme des noirs. Vous n’allez pas me dire que tous ces émancipateurs, Néron entre autres, étaient des économistes pénétrés de la valeur du travail libre! En tout cas, vous auriez à me montrer le calcul d’où procède toute cette sollicitude, toute cette dépense publique en faveur des malades, des vieillards, des fous, des enfans trouvés, qui sont bien les personnes du monde les plus improductives et même les plus onéreuses.

Peu importe après cela que certaines réformes aient tout à la fois le mérite économique et le mérite moral. On sait bien que le vrai et l’utile ne s’excluent pas, qu’ils se rencontrent même presque toujours, encore qu’ils soient distincts. Comment la vérité, dès qu’elle touche aux conditions de l’état social, ne serait-elle pas identique au bien des masses? Rien que ce nom est une lumière, un témoignage que l’homme n’est pas compté, qu’il n’a pas une vie à lui propre, mais la vie collective des foules, des troupeaux. Donc la restauration des masses a été et sera peut-être longtemps encore le plus grand triomphe de la vérité; mais, pour utiles que puissent