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nable à bas prix entre les mains de l’état, public land. La chose qui, en s’épuisant, tuera ce régime est apparemment celle qui le fait vivre. Il écrivait à un citoyen des États-Unis ces paroles rudes et prophétiques : « Votre destinée est écrite, quoique conjurée pour le moment par des causes toutes physiques. Tant que vous aurez une immense étendue de terre fertile et inoccupée, vos travailleurs seront infiniment plus à l’aise que ceux du vieux monde... Mais le temps viendra où la nouvelle Angleterre sera aussi drûment peuplée que la vieille Angleterre. Chez vous, le salaire baissera et prendra les mêmes fluctuations, la même précarité que chez nous... Alors se lèvera pour vos institutions le grand jour de l’épreuve... La détresse rend partout le travailleur mécontent et mutin... Chez nous, dans les mauvaises années, il y a beaucoup de murmures et même quelque émeute ; mais chez nous peu importe, car la classe souffrante n’est pas la classe gouvernante... J’ai vu trois ou quatre fois l’Angleterre traverser de ces épreuves, et les États-Unis auront à en affronter de toutes pareilles dans le courant du siècle prochain, peut-être même dans le siècle où nous vivons... Comment vous en tirerez-vous? Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de contenir une majorité souffrante et irritée, car chez vous la majorité est le gouvernement, et les riches, qui sont en minorité, sont absolument à sa merci. » Et Macaulay conclut eu prédisant aux États-Unis ou l’ordre sous un despote, ou le ravage démocratique de la société.

D’après cela, je croirais volontiers à quelque illusion chez ces grands esprits qui expliquent la hardiesse des institutions américaines par la force et la sécurité d’un principe moral, d’une discipline spontanée, par le point de départ comme dit M. de Tocqueville avec une rare insistance. Sans exclure le moins du monde cette influence, peut-être faut-il ici considérer par-dessus tout le point d’arrivée, la condition qui attendait les colons dans l’exil, l’hospitalité de la nature sur une terre immense et fertile, qui, les isolant, les nourrissant, les nivelant, prédestinait ces hommes à une souveraineté universelle et inoffensive.

Qu’un esprit anglais, qu’un compatriote d’Adam Smith et de Bentham ait fortement vu le dessous économique de ce grand fait, cela n’est pas bien surprenant. Parmi les penseurs français, il est tout aussi naturel que ce principe n’ait pas été compté à toute sa valeur. Pour lui faire sa part, il faut le reconnaître et l’admettre. Or il est certain que le côté économique des choses, c’est-à-dire que le poids de notre condition dans nos destinées, échappe volontiers à l’esprit français. Ce n’est pas un des nôtres, c’est Machiavel qui attribue les éruptions barbares à l’infécondité de la terre barbare. Dans la phi-