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quatre-vingts blessés gisaient à l’ambulance, et soixante-sept cadavres, parmi lesquels plusieurs officiers, attendaient les honneurs de la sépulture militaire. Pendant la nuit, un grand trou avait été creusé non loin du village, au pied d’un tamarinier ; on y avait déposé les cadavres pour les garantir contre la voracité des hyènes et des vautours, dont un vol immense tournoyait déjà au-dessus de la fosse. Afin aussi que tous nous pussions assister à ce dernier adieu adressé à nos compagnons, à huit heures tous les travaux furent interrompus ; les compagnies, formées en ordre, furent conduites aux murailles du tata, où chaque soldat prit deux grandes pierres et les transporta au bord de la fosse. Quelques paroles dictées par le cœur furent prononcées par l’un de nous, des feux de peloton consacrèrent la terre qui recouvrait les dépouilles de tant d’êtres que nous regrettions, et peu à peu, dans le recueillement qu’une pareille scène impose aux esprits les plus sceptiques, les pierres s’entassèrent en pyramide au-dessus de l’herbe luxuriante de la prairie. Sans doute la puissante végétation de l’Afrique couvre aujourd’hui et cache à tous les yeux les ruines alors fumantes du village ; mais ce tumulus militaire subsiste encore. Les caravanes du désert, attirées par les sources voisines, s’arrêtent au pied des tamariniers qui l’enveloppent de leur ombre, et peut-être un griotte ignoré raconte-t-il dans des vers légendaires la mort de ces soldats obscurs tombés si loin de leur patrie.

Quelques instans après cette cérémonie douloureuse, de nombreuses et sourdes explosions, qui s’entendirent jusqu’à Bakel, apprirent aux populations riveraines la ruine complète de la forteresse d’Al-Agui. Des détachemens, transportant nos blessés sur des brancards, se mirent successivement en route pour le fleuve. À une heure, le camp fut levé, et le restant de la colonne se mit en mouvement.

Un bien triste incident de cette marche de retour fera comprendre les fatigues qui, en dehors de tout danger militaire, donnent une valeur sérieuse à toutes les expéditions dans ces pays. Quatre spahis, vieux soldats de nos guerres de l’Algérie, tombèrent morts, foudroyés par le soleil, en escortant les blessés, et de pareils faits se reproduisent presque à chaque expédition. La vue de ces malheureux gisant sur les bords du sentier jetait dans l’âme une tristesse bien différente de celle que nous avions ressentie le matin à la vue de nos camarades tombés pendant le combat. Pour nous, d’autres idées ajoutaient encore à cette tristesse. L’unique route qui conduit au fleuve était en ce moment encombrée par une multitude d’hommes, de femmes et d’enfans garrottés qui, les larmes aux yeux, poussés par leurs maîtres, jetaient un dernier regard sur leur patrie. C’é-