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Barbarie, la relie à la terre ferme et la met, depuis quelques années seulement, en communication avec la ville des noirs. Les deux civilisations en présence dans ces contrées lointaines se révèlent donc tout d’abord à la vue des voyageurs. Des huttes en paille, rondes, au toit pointu et grêle, réunies en groupes, par familles, mais jetées sans ordre, comme de grandes ruches d’abeilles, dont elles affectent la forme, sur une dune de sable que couronne une batterie européenne, telle est Guetn’dar, la ville des noirs. Les faubourgs de N’dar-Tout s’étendent aux pieds de cette dune et couvrent tout l’espace compris entre l’ancien village et les tours de garde élevées à plus de deux kilomètres vers le nord pour les défendre contre les incursions des Maures Trarza. Les hautes maisons de Saint-Louis, blanches, régulières, aux arêtes nettement tranchées, avec leurs terrasses rectangulaires, leurs verandahs en colonnade, empruntent à ce voisinage un aspect assez imposant, que relèvent encore les vastes édifices destinés à l’administration coloniale, les casernes et les hôpitaux. Seul parmi ces édifices, le Gouvernement rappelle, par l’incohérence des constructions successives ajoutées à l’ancien fort, les humbles origines de la ville, le temps où Saint-Louis n’était qu’un simple comptoir de traite.

Cette dualité qui apparaît ainsi au premier coup d’œil se reproduit à mesure que le panorama de la ville se déroule devant le voyageur. Les deux pointes extrêmes de l’île, ce qu’on peut appeler les faubourgs de Saint-Louis, sont encore couvertes par des huttes semblables à celles de Guetn’dar, derniers vestiges d’une époque déjà lointaine. Sur le fleuve, les grands navires européens de commerce profilent dans l’atmosphère leurs mâtures, où flotte le pavillon de la France, et leurs vergues, qui semblent toucher les maisons de la rive ; les bateaux à vapeur de la flottille dorment immobiles au mouillage, ou, couronnés d’un noir panache de fumée, soulèvent les eaux du fleuve avec leurs grandes roues bruyantes ; autour d’eux circulent les rapides pirogues des pêcheurs indigènes, lancées comme une flèche par les bras vigoureux de pagayeurs au torse nu, dont un chant cadencé semble régulariser les efforts ; de lourds bateaux de charge, des chalands à la construction disgracieuse, se traînent péniblement près des quais, où le courant est moins rapide ; des radeaux flottans plus primitifs encore conduisent à Saint-Louis les bois de Dagana et du haut pays. Ainsi tout dans le paysage annonce la présence de deux races distinctes, de deux civilisations extrêmes. Cette opposition se révèle plus puissamment encore à la vue des deux temples, symboles de pierre de ces deux civilisations. Au centre de l’île, à quelques pas du Gouvernement, l’église catholique élève ses deux tours massives, que domine une croix de fer, tandis qu’à la pointe du nord le croissant s’étale au-dessus des