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nous tomber en décadence sans éclipse pour le génie français. Encore semble-t-il que pour notre époque cet ordre de considérations soit trop délicat ; à ce point de vue, auprès de bien des gens, la liberté d’écrire n’est qu’une brillante superfluité. Si nous parlons droit, on nous répond chimère et danger révolutionnaire ; si nous parlons honneur intellectuel, on nous répond luxe inutile. Quoi qu’il en soit, il faut pousser à bout la vulgarité de nos adversaires, et l’argument utilitaire ; nous en fournit le moyen. Oubliez l’utilité de la discussion des idées et de la controverse des intérêts ; vous ne pouvez refuser à la presse la liberté sans lui enlever sa vertu utilitaire par excellence, sans atrophier sa publicité. Affaibli dans son moteur, cet instrument perd son énergie et sa puissance dans tous ses rouages. Or la publicité vigilante, sagace, complète, rapide, est un besoin aussi impérieux de notre temps que la vapeur et l’électricité. Nous donnons, dans le régime auquel nous soumettons la presse, l’exemple d’une contradiction colossale qui sera l’étonnement et la risée de la postérité. ; Quoi ! dira-t-on un jour (on le dit déjà dans les pays libres), c’est au moment où la France se couvrait de chemins de fer et de fils électriques, où elle se munissait des moyens les plus avancés pour mettre en communication dans son sein les choses et les intérêts, c’est dans ce même moment qu’elle se condamnait, dans ces voies de communication intellectuelle que la publicité représente, au système de roulage le plus lent, le plus rétrograde et le plus mesquin ! On raillera notre inconséquence ; quant à nous, nous avons malheureusement de justes motifs de nous en affliger. Nous en avons un, par exemple, sous nos yeux mêmes dans ce qui s’est passé à l’occasion de la détresse des populations ouvrières de la Seine-Inférieure. Notre presse timorée, négligente, paralytique, n’a instruit la France ni à temps, ni assez complètement. Certes le malheur de ces ouvriers qui depuis le mois d’octobre perdaient par milliers leurs moyens de vivre est bien lamentable ; mais ce qu’il y a de plus grave après cette calamité, ce qui est effrayant, ce qui donne le frisson, c’est que, grâce à la mauvaise constitution de sa presse, la France ait ignoré si longtemps cette misère et ait tant tardé à lui porter secours.

Ah ! il reste beaucoup à faire pour accoutumer ce pays à compter sur lui-même ; on est transpercé de la vérité poignante de ce mot quand on songe à la détresse rouennaise. Tout homme d’état digne de ce nom doit voir là un exemple de la triste influence que des institutions imparfaites peuvent exercer sur les mœurs d’un peuple. Il faut qu’on sache en effet jusqu’à quel point ce mot a été vrai dans cette circonstance. Nous sommes en janvier ; c’est en septembre ou en octobre qu’on eût dû mettre la France au courant des souffrances des ouvriers de Normandie et ouvrir les souscriptions, car la détresse a commencé ici à peu près en même temps que dans le Lancashire. N’y a-t-il point une ironie cruelle dans ce fait que durant plusieurs semaines nos journaux ont été remplis des détails sur la détresse du Lancashire que leur fournissait une agence de traduction des feuilles an-