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du bonheur, j’ai de la chance. Je suis le fils de la Fortune. C’est mon lot ! Je suis né coiffé ! »

Si quelqu’un eut droit de le dire, ce fut Law à coup sûr. Il fut beaucoup plus beau qu’il n’est séant à l’homme de l’être : élégant, délicat, de la molle beauté qui allait à ce temps où les femmes disposaient de tout. C’est pour elles certainement, pour la foule des belles joueuses qui raffolaient de lui, qu’on a fait son premier portrait. Il n’a encore qu’un titre inférieur, conseiller du roi ; il est dans ses débuts, sa période ascendante. Il est l’aurore et l’espérance, la Fortune elle-même, sous un aspect très féminin, avec ses promesses et ses songes de plaisirs et de vices aimables : image en conscience indécente, le cou mi, la poitrine nue, combinée pour flatter l’amour viril, les penchans masculins de ces bacchantes effrénées de la bourse, qui sait ? pour les précipiter à l’achat des actions !

Heureusement il était bien gardé. Par une très obscure aventure, après certains duels qui le firent condamner à mort, le trop heureux joueur avait gagné là-bas une fort belle Anglaise, que certains disaient mariée. Il l’appelait madame Law, lui rendait tout respect et en avait une petite fille. Cette beauté avait la singularité d’offrir à la fois deux personnes ; son visage, charmant d’un côté, montrait sur l’autre un signe, une tache de vin. Le contraste, quelque peu choquant, avait cependant au total quelque chose de saisissant qui rendait curieux, lui donnait les effets d’un songe, d’une énigme qu’on aurait voulu deviner. Qu’était-elle ? le sphinx ou le sort ?

Les Écossais sont souvent de deux races, exemple Walter Scott. Law, né à Edimbourg, dans la positive Écosse des basses terres, eut par-dessus le génie de la haute, superbe et désintéressé, l’imagination, gaélique. Avec un don étrange de rapide calcul (qu’il tenait de son père, banquier), une infaillibilité de jeu non démentie, le pouvoir d’être riche, il n’estimait rien que l’idée. Il était visiblement né poète et grand seigneur. Par sa mère, disait-on, il descendait du lord des iles. Il fut l’Ossian de la banque.

Rien, selon moi, ne dut agir plus fortement sur Law que deux spectacles qu’il eut fort jeune : la matérialité de la vieille Angleterre sous Guillaume, la bizarre crise monétaire qu’elle eut alors. La monnaie s’étant retirée, se cachant, on se crut perdu. Le commerce un moment fut dans le désespoir. On inventa heureusement une machine rapide pour frapper la monnaie nouvelle. Cette machine, à chaque ville, reçue comme un ange du ciel, y entrait en triomphe, au son des cloches. On ne savait quel accueil faire aux ouvriers secourables qui venaient donner le salut. Et en même temps il vit en Hollande l’immatérielle puissance du crédit, du papier, du billet, qu’imita l’Angleterre ensuite. Sans billets même, les affaires