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habits, qui ont l’horreur des cartes, n’en ont plus horreur quand ces cartes sont des vies d’hommes, les parties des massacres, et le tapis vert Malplaquet.


I

La furie du plaisir fit chez nous la furie du jeu. Le déficit, la banqueroute, que dis-je ? la faim même n’eût pas suffi pour faire d’une France de gentilshommes une France d’agioteurs. On ne peut dire assez combien elle était sobre, cette ancienne France, combien elle portait gaîment les souffrances, les privations. La vie riche d’alors nous semblerait très dure. On avait du luxe et des arts, mais aucune idée du comfort, de ces mille dépenses variées qui aujourd’hui nous rendent si soucieux et font tant rechercher l’argent. Au plus galant hôtel on campait en sauvages. Nulle précaution, peu de chauffage. La dame avait des glaces et des Watteau aux derniers cabinets, mais passait son hiver entre des paravens, comme l’oiseau niché sous la feuillée.

À tout cela peu de difficulté. Mais régler ses dépenses, mais mourir au plaisir, vivre de la vie janséniste, c’est ce qui ne se pouvait pas. À peine on avait eu le temps de mettre le vieux siècle à Saint-Denis, à peine on commençait d’entrer dans l’échappée des libertés nouvelles, et déjà brusquement on se voyait arrêté court. Les dames surtout, les dames ne l’eussent jamais supporté. Si l’homme pouvait vivre noblement gueux, joueur ou parasite en péchant des dîners, la femme, qui avait pris un si grand vol, gonflée dans son ballon royal, ne pouvait aplatir ses prétentions. Elle dénonça ses volontés, et dit fermement : « Soyez riches ! » — On se précipita. On prit pour guide, pour maître, — non, pour dieu, — un grand joueur, heureux, et qui gagnait toujours à tous les jeux, aux amours, aux duels ; personnalité magnifique d’un brillant magicien qui autant qu’il voulait gagnait, mais dédaignait l’argent, enseignait le mépris de l’or.

Toute l’Europe était alors malade de la fièvre de spéculation. C’est bien à tort que les autres nations font les fi ères, se moquent de nous, nous reprochent avec dérision la folie du système. Chez elles, il y eut folie ; mais la folie ne fut pas amusante. Il n’y eut ni esprit ni système, il y eut simplement avarice. Par trois et quatre fois, l’Angleterre, la grave Hollande, eurent des accès pareils ; mais, sous forme analogue, l’idée, le but, étaient contraires. Que veulent-ils en gagnant ? Amasser ; le Français dépenser, vivre de vie galante, d’amusement, de société. Ajoutez le jeu pour le jeu, le piquant du combat, la joie de cette escrime, la vanité de dire : « J’ai