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ce fait ; il avoue que son père, dans un accès d’indignation civique que les circonstances du temps peuvent seules expliquer, s’écria : « Que les ennemis de la patrie emportent en mourant le désespoir de nos succès ! » Seulement il prétend que cette suspension ne dura qu’un instant, qu’elle n’était pas préméditée, et il ajoute que ce qu’on pourrait reprocher d’exaltation à Joseph Le Bon s’atténue singulièrement par le péril imminent où était alors le pays.

Quant à l’anecdote, si souvent rappelée, de cet exécuteur des hautes œuvres qu’il conduisait avec lui, et qu’il recevait à sa table avec les juges et les jurés du tribunal révolutionnaire, M. Emile Le Bon affirme que cela n’eut lieu qu’une fois, par hasard ; puis il fait remarquer que si, avec nos mœurs, à la distance où nous sommes de cette époque, la présence d’un pareil homme au milieu des membres d’un tribunal nous révolte et ne paraît admettre aucune explication supportable, il en était tout autrement alors. Il cite plusieurs exemples de faits analogues, entre autres une lettre des représentans Lequinio et Laignelot, annonçant de Rochefort que plusieurs citoyens avaient réclamé l’honneur de faire tomber la tête ; des ennemis de la patrie, et qu’en choisissant l’un d’entre eux, ils l’avaient invité à dîner, pour rendre ainsi un éclatant hommage au patriotisme avec lequel il venait de se mettre au-dessus des préjugés « qu’il fut toujours intéressant aux rois d’entretenir pour nourrir les inégalités sociales sur lesquelles ils établissaient leur puissance… »

Joseph Le Bon avait fait placer sur sa porte cette inscription : « Ceux qui entreront ici pour solliciter des mises en liberté n’en sortiront que pour aller en prison. » Je défie de deviner la conclusion que son fils croit pouvoir tirer de ce dévergondage de tyrannie : il y voit un témoignage irrécusable de sensibilité et de délicate probité ! « Hélas ! dit-il, cette précaution de Joseph Le Bon montre quelle lutte il avait à soutenir contre lui-même dans le poste terrible où on l’avait placé. Elle atteste aussi cette irréprochable probité que ne souilla jamais la pensée même des honteuses spéculations qui se pratiquaient autour de lui… »

Je ne pousserai pas plus loin l’analyse de cette apologie, qui, bien que très sérieuse dans la pensée de l’auteur, a quelquefois l’air d’une cruelle raillerie. Une preuve irrécusable de ce qu’il y avait d’horrible, d’intolérable, même au point de vue de l’époque, dans la dictature de Joseph Le Bon, c’est que, dans un temps où tout pliait sous la terreur, où le silence s’était fait d’une extrémité à l’autre de la république, après quelques faibles tentatives de résistance, on vit s’élever dans le pays qu’il gouvernait avec tant de férocité une de ces oppositions que suscitent parfois le désespoir et