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me suffira de dire que la bonne harmonie entre les ordres n’y fut pas tout d’abord aussi complète : les libertés du moyen âge avaient conservé des formes qui s’y opposaient ; mais il fut bientôt facile de voir que les anciens privilèges ne pouvaient pas durer, et que la constitution des assemblées provinciales, surtout avec les modifications qu’y avait introduites le Dauphiné, devait finir par se généraliser. La plus grande des provinces, le Languedoc, qui avait déjà fourni le type des assemblées provinciales, reconnut la première, dans ses états assemblés, la nécessité d’une transformation ; les états de Bourgogne annoncèrent à leur tour des concessions prochaines : il n’y eut de véritable résistance qu’en Bretagne ; mais là même il devint bien vite évident que les deux premiers ordres seraient contraints de céder. Quant à la Flandre, au Béarn, à la Provence, la constitution de ces provinces était déjà si libérale qu’elles avaient peu à faire pour se mettre au niveau des idées nouvelles.

Telle était donc en 1788 la situation de toutes les généralités que chacune avait fait sa révolution intérieure, à l’exception de la Franche-Comté et de la Bretagne, où la lutte durait encore, mais ne pouvait manquer de se terminer à l’avantage du tiers-état. Partout l’autorité royale avait pris l’initiative, et une grande partie de la noblesse et du clergé avait répondu à son appel. Les noms des ordres subsistaient encore, mais les noms seulement. Je ne veux pas dire par là qu’il fût alors possible d’éviter la révolution ; ces faits semblent plutôt prouver le contraire, puisqu’ils n’ont pas pu l’empêcher, et qu’ils ont même contribué à la rendre plus prompte et plus générale. La haine et le mépris amassés dans les cœurs par plus d’un siècle de gouvernement absolu, la convoitise qu’excitaient les biens de la noblesse et du clergé, l’ignorance et la fureur des uns, l’inexpérience et la faiblesse des autres, les illusions de tous rendaient à peu près inévitable cette terrible commotion. Je veux dire seulement qu’au lieu d’accélérer la marche de la société moderne, elle l’a probablement retardée au moins d’un quart de siècle. Les conquêtes véritablement légitimes, celles qui ont survécu, étaient presque toutes obtenues dès les premiers mois de 1789, et avec elles d’autres qui nous manquent encore et nous manqueront peut-être longtemps. Quoi qu’il en soit, il demeure maintenant prouvé que les ordres privilégiés ont donné partout le signal des réformes ; même quand le dernier mot, le mot fatal, a été prononcé, c’est encore un noble et un prêtre qui l’ont dit, Mirabeau et Sieyès.


L. de Lavergne.