Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sanglant. Cette journée du 7 juin 1788 prit le nom de journée des tuiles, parce que les tuiles pleuvaient sur les soldats du haut des maisons. Les magistrats effrayés partirent dans la nuit ; mais le branle, une fois donné, ne s’arrêta plus. L’effervescence gagna rapidement tous les habitans de Grenoble. Le 14 juin, les trois ordres de la ville et des environs se réunirent à l’hôtel de ville pour adhérer aux protestations du parlement. On ne s’en tint pas là : il fut décidé que les trois ordres de la province entière se réuniraient le 21 juillet suivant de plein droit et sans convocation royale. Cet acte révolutionnaire, le plus décisif qu’on eût encore vu, fut principalement appuyé par les membres du clergé et de la noblesse. Le tiers-état résistait d’abord, mais il fut entraîné par un de ses membres, qui conquit dès ce moment une immense influence non-seulement en Dauphiné, mais dans la France entière, et qui devint pendant un an le chef du mouvement national. Né en 1758, Mounier avait alors trente ans. Fils d’un marchand de draps de Grenoble, il avait acheté depuis cinq ans la charge de juge royal dans sa ville natale. Esprit ferme et hardi, caractère généreux et fier, il avait longtemps médité sur le droit public, et rêvait pour son pays la liberté anglaise.

Des mesures militaires ayant été prises pour empêcher à Grenoble la réunion annoncée, on se donna rendez-vous au château de Vizille, séjour des anciens dauphins et de leur successeur Lesdiguières, et récemment acheté du duc de Villeroy, héritier du connétable, par un manufacturier, M. Claude Perier (père de Casimir Perier), qui y avait établi une fabrique de toiles peintes. Cette assemblée, qui devait être si fameuse, se réunit au château de Vizille au jour fixé : 600 membres des trois ordres y étaient accourus de tous les points du Dauphiné. Le clergé comptait 50 représentans ; 165 gentilshommes formaient l’ordre de la noblesse, 60 autres avaient envoyé leurs procuration, ce qui portait à 225 le nombre des adhérens. Le tiers-état comptait à lui seul près de 400 députés, et parmi eux Mounier et Barnave. C’était bien la province entière qui se levait. Le comte de Morges fut élu président et Mounier secrétaire. Il fut délibéré à l’unanimité que les trois ordres du Dauphiné protestaient contre les nouveaux édits, que de respectueuses représentations seraient adressées au roi pour lui demander de rétablir le parlement et les autres tribunaux, de convoquer les états-généraux du royaume et les états particuliers de la province, que les trois ordres tiendraient pour infâmes et traîtres à la patrie tous ceux qui auraient accepté ou pourraient accepter des fonctions en exécution des nouveaux édits, que dans les états de la province les députés du tiers-état seraient égaux en nombre à ceux des deux premiers ordres, et