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de voir tous ses gens s’agiter bruyamment autour de la vieille femme, qui avait cessé de vivre.

Ils coururent tous vers le hangar où le mater se tenait blotti avec sa femme, loin des regards du maître, à l’extrémité du jardin. C’était un petit homme au teint noir, aux cheveux épais, aux formes grêles, mais élégantes ; ses moustaches relevées en crocs et son bonnet de mousseline blanche posé sur l’oreille lui donnaient un certain air de crânerie. Il se leva avec la dignité d’un homme qui va accomplir une action dont il a le privilège exclusif. Le cercle des serviteurs s’étant élargi pour lui faire place, le mater saisit à deux bras le corps inanimé de la vieille femme et l’emporta sur son dos avec autant d’indifférence que s’il eût été chargé de jeter sur la grève celui du chien favori de son maître. Le cadavre de la mendiante fut placé sur le bord de la mer, de manière que le flot l’enlevât à la marée montante. Après avoir rempli sa mission, le mater revint s’asseoir auprès de sa femme dans sa demeure solitaire et se mit à fumer tranquillement le reste d’un cheerout qu’il avait trouvé sous ses pieds dans l’allée du jardin.

Troublée par cet incident, Nella, que le départ de sir Edgar avait émue profondément, passa toute la nuit sans dormir. Gaôrie, couchée aux pieds de sa maîtresse sur un tapis, ne pouvait pas non plus fermer les yeux ; elle voyait toujours se dresser devant elle le noir fantôme couronné de cheveux gris auquel elle attribuait le pouvoir d’attirer sur toute la maison les plus grands malheurs. Vers le matin, un violent coup de tonnerre éclata du côté du midi ; c’était l’annonce de la saison des pluies. Il faisait une chaleur accablante, et des nuages amoncelés se dressaient tout autour de l’horizon comme des montagnes aux reflets cuivrés. Les arbres, fatigués par huit mois d’une sécheresse brûlante, laissaient pendre leurs feuilles roussâtres, et quoique la brise du large ne soufflât que faiblement à des intervalles irréguliers, il se formait çà et là, sur les routes et sur la grève, des tourbillons qui enlevaient à de grandes hauteurs des masses de poussière et de sable. Pendant plusieurs jours, les nuées, gonflées comme des outres, montèrent vers le firmament et se dissipèrent dans l’espace sans verser sur le sol altéré une seule goutte de pluie ; seulement chaque soir des éclairs violets déchiraient leurs flancs, et les roulemens de la foudre ébranlaient les collines voisines. Il semblait que la mousson, avant de se déchaîner sur la côte, avertît les habitans de se tenir en garde. Toutes les maisons de toile établies autour de Bombay, et dans lesquelles les officiers anglais passent la saison sèche, avaient été enlevées ; les balles de coton, disposées sur les quais comme des forteresses, venaient d’être emmagasinées sous des hangars. Les hommes, les animaux,