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IV. — LE COBRA-DI-CAPELLO.

Quand Nella rouvrit les yeux, il pouvait être midi. Le bholia se trouvait amarré à l’embouchure d’un petit ruisseau qui prend sa source dans les montagnes voisines ; là se rassemblait, pour obéir aux préceptes de la loi brahmanique, une population bruyante et heureuse de son sort. Les hommes, assis sur la plage, faisaient leurs ablutions avec la scrupuleuse exactitude qu’exige l’accomplissement d’un devoir religieux. Les femmes, dans l’eau jusqu’à la ceinture, lavaient leurs longs cheveux noirs, tandis que les enfans gambadaient autour d’elles, pareils à des tritons. À quelques pas de là, des buffles à la peau rugueuse, aux cornes aplaties, broutaient les tiges des plantes aquatiques, surveillés de loin par de petits pâtres mollement couchés à l’ombre de vieux arbres. C’était une de ces scènes de la vie primitive, — comme on en rencontre à chaque pas dans l’Inde, — qui reposent l’esprit et réjouissent le regard. Nella venait de remonter sur le pont du bholia : elle se mit à contempler silencieusement ces familles de laboureurs hindous qui, dans leur ignorance naïve, croyaient purifier leur âme en purifiant leur corps, et, tout habituée qu’elle fût à ce spectacle, elle le considérait attentivement, comme s’il eût été nouveau pour elle.

— Gaôrie, dit-elle à sa nourrice lorsque celle-ci parut à son tour sur le pont, allons faire une promenade à terre… Il y a longtemps que je ne suis sortie de l’île de Colabah, et j’ai besoin de revoir la campagne. Nous irons manger des fruits là-bas, derrière ces touffes de bambou… Il fait si bon se mêler en passant à ces pauvres gens, qui vivent tranquilles et joyeux parce qu’ils ont le cœur simple !

Miss Nella et Gaôrie descendirent à terre ; celle-ci portait une corbeille sur sa hanche gauche à la manière des femmes de son pays, et de la main droite elle tenait le parasol ouvert au-dessus de la tête de sa jeune maîtresse. Il ne fut pas difficile de trouver dans les petits jardins attenant aux cabanes des laboureurs des bananes, des mangues et de ces oranges grosses comme des melons, auxquelles les créoles français ont donné le nom de pamplemousses. Quand la corbeille fut remplie, Gaôrie conduisit miss Nella dans le lieu que celle-ci avait désigné. C’était un terrain inculte, traversé par un torrent desséché qui ne coulait qu’à la saison des pluies ; de grosses roches lisses et propres formaient comme des bancs sur le bord du ruisseau, et par endroits s’élevaient d’immenses bambous, dont les tiges, robustes à la base et élégantes au sommet, s’étendaient en gerbes colossales. L’ombre était opaque au pied de ces bambous et la place parfaitement choisie pour une collation champêtre.