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CARION.

Quoi ! mon maître, vous voilà déjà ébranlé et prêt à tomber dans ses pièges ? O verges et carcans ! tu as menti, détestable pauvreté ! Ton cortège à toi, ce sont les tiraillemens de la faim, les cris, les plaies et la vermine ! Tes présens, les haillons, une natte pourrie pour tapis, une pierre pour oreiller, de la mauve au lieu de pain et de méchantes feuilles de rave accommodées en bouillie ! En fait de siège, tu donnes à tes convives le couvercle d’une amphore brisée, et en guise de mortier pour broyer leur grain, un vieux fond de tonneau plein de fentes. Pour la nuit, tu leur procures une litière de joncs pleine de cousins, insectes maudits, qui de leur voix aiguë et implacable chantent aux oreilles du pauvre longtemps avant l’aurore : « Allons ! debout ! le sommeil est inutile à qui doit mourir de faim ! » Qu’as-tu à répondre ? Ne sont-ce pas là tes bienfaits ?

CHRÉMYLE.

Tu as dit la vérité. Oui, voilà le sort qu’elle m’offre !

LA PAUVRETÉ.

Esclave, ce n’est pas la vie des pauvres que tu viens de dépeindre, c’est celle des gueux et des mendians.

CHRÉMYLE.

C’est la vérité du proverbe : « pauvreté, sœur de gueuserie ! »

LA PAUVRETÉ.

C’est un proverbe menteur ! Ma vie, à moi, n’a rien de commun avec la misère. Le gueux n’a jamais rien, il aime à croupir dans l’inaction. Le pauvre a toujours quelque chose. Il est sobre, il ne se laisse pas dégrader par le vice ; il s’estime et se respecte.

CHRÉMYLE.

Oh ! par Cérès ! tu nous promets là une belle vie, où, en épargnant et travaillant toujours, on ne peut pas laisser seulement de quoi se faire enterrer avec honneur !

LA PAUVRETÉ.

Qu’importe la pompe des funérailles, si la vie a été saine et heureuse ? Ignores-tu que je suis bonne au corps autant qu’à l’esprit ? C’est de Plutus que vous viennent la goutte, le gros ventre et les jambes enflées. C’est par moi que vous restez sveltes, légers, robustes et redoutables à vos ennemis ! Avec moi, l’on est modeste…

CARION.

Avec toi, on est voleur, et comme il y a du danger à l’être, on a la modestie de ne s’en point vanter.

LA PAUVRETÉ.

Arrière, bouffon ! Les voleurs sont les ennemis die la pauvreté et les premiers serviteurs de Plutus. (A Chrémyle.) Vois les orateurs, tant qu’ils sont pauvres, ils plaident pour le bonheur du peuple et la gloire de la patrie ;… dès qu’ils se sont enrichis, la patrie et le peuple n’ont pas d’ennemis plus cruels.