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qui captive, et l’esprit le mieux trempé finit par en subir l’influence à un certain moment. Les exigences du service nous exposent parfois à des périls imprévus contre lesquels le plus brave officier de l’armée se trouve sans force. Dans ces contrées mystérieuses que nous parcourons en vainqueurs, de l’Himalaya à Ceylan, de l’Indus au pays des Birmans, montagnes, fleuves, végétation, tout est grandiose ; partout règne en despote ce soleil terrible dont les rayons troublent nos pauvres têtes. Les populations au milieu desquelles il nous faut vivre, toutes dégénérées qu’elles sont, n’en gardent pas moins l’empreinte d’une civilisation antique et respectable ; on sent que sur elles a passé le souffle de cette poésie immense, profonde, qui fut la gloire des peuples primitifs. Leurs croyances et leurs monumens, marqués au coin d’une imagination exaltée jusqu’au délire, sont comme autant de problèmes qu’un esprit curieux s’efforce de comprendre, et celui qui s’aventure dans le dédale de leurs légendes court risque de s’y perdre… Figurez-vous, sir Edgar, un officier dont la jeunesse se passe au centre même de l’Inde, loin de tout ce qui lui rappelle l’Europe : il pourra bien prendre en pitié les rêves monstrueux du génie hindou, il pourra certes mépriser ces milliers d’hommes courbés sous le joug d’un polythéisme grossier ; mais il ne demeurera peut-être pas insensible aux formes extérieures de cette société qui a encore son prestige. Fier de parcourir en maître ces contrées fameuses où régnèrent tant de dynasties puissantes, de gouverner ces radjas captifs dans leurs palais dorés, il s’abandonnera sans doute à des rêves d’orgueil ; mais le hasard peut faire passer devant lui un visage de femme dont le profil, modelé avec grâce, semble calqué sur celui d’une médaille bactrienne, et l’Européen, ému, fasciné, essaiera vainement de lutter contre la passion qui le subjugue… Cette femme, dans toute la fraîcheur du premier âge, portera un costume oriental, parsemé d’étoiles d’or ; il y aura dans ses veines juste assez de sang européen pour imprimer à son visage cette fermeté qui manque au type hindou. On est loin, bien loin de son pays, que l’on ne reverra peut-être jamais ; on n’a ni parens ni amis à qui demander conseil ! La passion d’ailleurs parle haut sous la zone torride ! On oublie qu’il y a des résolutions dans lesquelles on doit mettre moins de poésie que de réflexion. Tout gentilhomme écossais que l’on soit, on est entraîné vers cette image, qui a passé comme une vision, comme une personnification de cet Orient féerique dont les Mille et Une Nuits ont rempli nos jeunes imaginations !… Tenez, sir Edgar, il y a dans ces unions disparates, et que nos préjugés condamnent, un prestige singulier, un charme mystérieux comme la pâle clarté que répand autour de nous ce ciel lumineux…