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fait également caractéristique pour l’esprit et la composition de la chambre d’alors, c’est que M. de Vincke n’y put réunir que vingt voix pour son amendement, qui accordait le crédit sous la clause d’une marche commune avec les alliés : le gouvernement déclara vouloir garder « la main libre ! » Cette politique de la main libre, raillée si amèrement en Allemagne alors ainsi que plus tard pendant la guerre d’Italie, consistait à n’avoir aucune résolution énergique, à prétendre tenir dans sa main la clé de la situation et à se laisser mettre finalement à la porte. Le gouvernement lui-même eut si peu de raisons de se féliciter de sa conduite, qu’à la législature suivante il fit tous ses efforts pour empêcher une adresse ; on déclara sans ambages que c’était le désir personnel du roi que le discours du trône fût laissé sans réponse ! À mesure que les événemens se développaient, le cabinet de Berlin reculait en effet de plus en plus devant toute décision ; les Bunsen et les Usedom furent écartés des affaires. Seul, M. de Manteuffel resta en place, mais au prix des plus humilians démentis qu’il dut se donner à lui-même, et le roi finit par répéter l’ingénieuse formule inventée par les hommes de la croix, « qu’un état chrétien ne pouvait décemment prendre la défense du croissant. » Il est inutile d’entrer ici dans le détail des intrigues ourdies alors à Potsdam et à Charlottenbourg ; la Revue a publié dans le temps à ce sujet des révélations qui causèrent une grande émotion en Allemagne et qui ne laissent pas encore d’être curieuses, même aujourd’hui[1].

Après avoir fait tous leurs efforts pour gagner la Prusse à leur cause, les alliés finirent par se lasser, par lui témoigner leur mauvaise humeur, par reconduire plus ou moins poliment des délibérations où elle n’avait rien à faire, et l’irritation qui s’ensuivit, et qui fut encore augmentée par la prépondérance que sut habilement prendre l’Autriche dans toutes ces mêlées, servit de prétexte au parti féodal pour redoubler de récriminations, pour conseiller même une action commune avec le tsar. Il y eut un moment où la Gazette de la Croix prêchait ouvertement une guerre contre les mécréans du Bosphore, de la Seine et de la Tamise. L’histoire tiendra peut-être un jour compte à M. de Manteuffel d’avoir au moins résisté victorieusement à cette dernière folie, d’avoir empêché ce que le général de Bonin, avec une franchise militaire qui fut durement punie par la cour, osa appeler en pleine chambre « une œuvre de suicide. » Il y a cependant des gens qui prétendent que la mort subite de l’empereur Nicolas fut pour beaucoup plus que la résistance

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1854, la Prusse, la cour et le cabinet de Berlin dans la question d’Orient.