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institution de crédit que se produisit brusquement la complication politique à coup sûr la plus grave de ce siècle depuis les guerres de l’empire. Cette complication devait exercer une influence décisive sur la marche générale des affaires contemporaines. Aujourd’hui les origines et les péripéties du conflit se sont, il est vrai, un peu effacées dans le lointain, et la France, par une diplomatie dont il est quelquefois difficile de comprendre les fins énigmatiques, semble s’attacher à défaire sur le Bosphore, tout ce qu’elle y avait fait, il y a quelques années, au prix de sacrifices énormes. En de telles circonstances, on est assez généralement enclin à déprécier les résultats obtenus par les victoires de l’Alma et de Sébastopol, à les nier même, à regarder la campagne de 1854 comme la plus improductive des entreprises de ce genre. Et cependant les esprits politiques seraient singulièrement aveugles, les libéraux de l’Europe surtout singulièrement ingrats, s’ils ne saluaient cette daté comme l’une des plus heureuses et des plus fécondes de l’époque où nous vivons. Sans doute l’action des alliés de 1853 n’a pas réalisé les espérances qu’avaient pu concevoir des hommes non moins clairvoyans peut-être que généreux : ils se sont obstinés à attaquer l’ennemi par le côté le moins vulnérable et au nom du principe le plus étroit ; ils ont évité avec un soin trop craintif tout ce qui pouvait passionner sympathiquement la lutte, lui donner une portée enthousiaste et morale, lui prêter une idée de justice et d’humanité. Ils n’ont pas même atteint le but immédiat de leur effort, qui était d’assurer pour l’avenir l’existence de l’empire ottoman, et rien ne témoigne mieux du caractère peu déterminé de l’entreprise que l’embarras même qu’éprouve la postérité en voulant fixer seulement le nom de ce qu’elle appelle tantôt la guerre d’Orient, tantôt la guerre de Crimée. Il n’importe cependant : cette guerre n’en a pas moins eu des conséquences aussi grandes que salutaires : si elle n’a rien fait pour la solution de la question d’Orient, elle a délivré l’Occident de la prépondérance humiliante de la Russie.

Qu’on veuille bien se reporter par la pensée à cette époque d’avant 1853 ; qu’on veuille se rappeler le poids dont pesait le cabinet de Saint-Pétersbourg sur toutes les affaires du monde, l’espèce de fascination qu’exerçait sur les esprits le grand pontife de l’absolutisme, qui, après avoir dompté la Hongrie, put, dans un manifeste célèbre, lancer à l’Europe ce superbe défi : « Humiliez-vous, nations ! Dieu est avec nous ! » Ce n’est pas seulement en Allemagne que se faisait sentir alors l’omnipotence du tsar, menaçante pour toute cause libérale, dangereuse pour l’équilibre européen : on l’entrevoyait jusque dans des états autrefois plus soucieux de leur dignité, plus attachés aux principes d’une politique indépendante et généreuse, et il