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aussi dépourvue d’un grand passé politique que peu importante même par la fortune, primée depuis des siècles par une bourgeoisie de beaucoup supérieure en richesse, en lumières et en activité, et qui ne pouvait même racheter son insolence irritante par la grâce et l’esprit qui avaient distingué autrefois les gentilshommes français. Tel fut cependant l’idéal que se proposèrent alors les hobereaux du Brandebourg et de la Poméranie, et auquel ils sont loin d’avoir renoncé encore aujourd’hui. Très influens et remuans près du roi, laissés intacts dans la possession exclusive des hautes fonctions de l’état et des grades supérieurs de l’armée, ils ne dédaignèrent pas non plus de se servir des moyens que leur offraient les détestables inventions de l’esprit moderne, telles que la presse et la tribune. Leur organe principal fut cette fameuse Gazette de la Croix, qui donna son nom au parti ; elle avait la collaboration de MM. Stahl, de Gerlach et de Bismark-Schœnhausen, et le rédacteur en chef, M. Wagner, put un jour engager une lutte avec M. de Manteuffel lui-même et en sortir vainqueur : feuille bizarre et peut-être même unique en son genre, et qui n’a cessé de prospérer depuis, — la Quotidienne et le Père Duchêne à la fois des féaux serviteurs de l’autel et du trône, où les doctrines de la grâce divine s’étalent à côté de facéties scabreuses, où la componction béate est toujours voisine de l’injure la plus grossière, où le mysticisme est coudoyé à chaque instant par la mystification. Quant aux luttes livrées à l’esprit moderne au sein du parlement, si M. de Gerlach y défendait les intérêts de la caste avec une dialectique cauteleuse et stridente, M. de Kleist-Retzow avec une fougue qui parfois ne manquait pas d’éloquence, M. de Bismark avec une humeur enjouée qui ne se refusait ni à la trivialité ni même au calembour, ce fut cependant à un roturier qu’appartint l’honneur de devenir l’oracle, le maître de la doctrine et même le chef avoué du parti.

M. Jules Stahl, qu’une mort prématurée (le 10 août 1861) est venue enlever au moment même où la cause qu’il avait préconisée ; si longtemps allait avoir une recrudescence de faveur après une courte éclipse, — M. Jules Stahl est assurément la figure la plus marquante et la plus curieuse de l’évolution réactionnaire de la Prusse de nos jours. Né à Munich, en 1802, de parens israélites, il avait embrassé de bonne heure la foi luthérienne et acquis un nom dans le monde savant par des travaux diversement appréciés, mais d’une originalité incontestable. Théologien et légiste à la fois, il savait donner aux questions de droit quelque chose d’une onction religieuse, en même temps qu’il prêtait aux discussions théologiques l’esprit contentieux et judaïsant de l’homme de loi. Appelé à Berlin en 1840, à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, pour occuper