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à soi-même, ou plutôt on n’a pas besoin de se le donner, il vient tout seul, il coule de cette même source de laquelle sont censés jaillir vos talens, votre conviction, votre dévouement à vos idées et à votre cause. Giboyer, grand philosophe politique et vil auteur de biographies, démocrate convaincu et insulteur stipendié de ceux qui pensent comme lui, écrivain infâme et père sublime, appartient à cette famille chimérique de vertueux criminels et de saintes prostituées qui croît et multiplie depuis une trentaine d’années sur la scène et dans le roman. Il n’y a pas trois mois qu’on nous montrait la mère infortunée de Cosette se promenant sur la place de M.-sur-M. pour gagner la vie de sa fille ; mais j’ose dire que ce spectacle était moins contraire aux lois de la nature et blessait moins la raison que la vue de ce prétendu Montesquieu de la démocratie « léchant la boue » sur le chemin de son fils. Sans qu’il soit besoin d’insister sur cette différence, tout le monde sent que la femme réduite à vendre son corps serait encore moins embarrassée de mettre son âme à part de sa misère et de la garder relativement saine que le misérable qui, écrivant contre ses opinions et contre ses amis, vend sa parole et sa pensée avec sa plume, c’est-à-dire tout ce qu’il est possible à l’homme de vendre de lui-même ici-bas. À ce degré de mensonge et d’avilissement, aucune vertu, encore moins aucun héroïsme n’est possible. Nous connaissons tous quelques-uns de ces malheureux : nous fera-t-on jamais croire que leur cœur puisse battre pour autre chose que leur salaire ou les passions basses inhérentes à leur métier ? Une belle action de la part d’un de ces hommes, commise à la lumière du soleil ou constatée par des témoins irrécusables, serait faite pour troubler la conscience universelle et pour ébranler la foi des sages dans les lois de l’ordre moral.

Chose étrange, aucun des caractères de cette comédie, vu de près, ne peut soutenir l’examen de la critique ; ils paraissent se briser et se défaire, les parties incohérentes dont ils sont formés se dissolvent, et cependant, s’agitant tous ensemble sur la scène et mêlés par l’action, ils intéressent, parfois ils émeuvent, et il serait injuste de dire que le spectateur reste froid ou distrait en leur présence. Il est forcé de les écouter et souvent de sourire, alors même qu’il est irrité ou qu’il est tenté de leur répondre.

Leur répondre est impossible, et voilà le défaut capital de cette œuvre, défaut qui n’a rien de littéraire. L’auteur est sincèrement persuadé, nous le savons, qu’on peut lui répondre ; il se figure même qu’on lui a répondu, et il peut déjà montrer, comme autant de blessures reçues dans un combat égal, bon nombre de lettres et de brochures. M. Augier se trompe, s’il croit l’article, la brochure, le pamphlet, alors même que l’invincible Giboyer tiendrait la plume,