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on peut le croire, nous les gagnions de vitesse. Aussi, se jetant à la nage l’un après l’autre, ils abandonnèrent épouvantés leurs misérables embarcations pour courir au rivage et se perdre aussitôt dans la jungle. Trois d’entre eux s’arrêtèrent au bord de l’eau, et parurent se rassurer petit à petit en nous voyant agiter nos mouchoirs. Nous ne pûmes cependant les décider à venir à bord. Plus loin, une famille dont notre beaupré accrocha la vérandah prit aussi la fuite en poussant des cris ; mais à mesure que sur les deux berges se pressaient les plantations et les maisons, nous semblions inspirer moins de terreur. Des groupes étonnés se formaient pour voir passer le premier bateau à vapeur qui jamais eût sillonné ces eaux intérieures. Parmi la foule se trouvaient des curieux qui, sautant dans leurs canots, essayaient un moment de nous suivre ; mais nous les distancions sans peine, et nous arrivâmes seuls à Langusin, où le chef Tamawan nous attendait avec quelques-uns de ses collègues, venus des villages environnans pour prendre part aux conférences. Au salut de notre canon à pivot, il fut répondu, selon nos conventions, par un feu roulant de pierriers et de mousquets, prolongé pendant près d’une heure, afin de nous témoigner une considération exceptionnelle. Non contens de cette marque de respect, mes interprètes malais prétendaient qu’il convenait à ma dignité d’attendre à mon bord la visite des chefs kayans ; mais je jugeai qu’il valait mieux ne pas déployer une morgue si peu opportune, et tandis qu’ils discutaient encore ces préliminaires d’étiquette, je descendis à terre pour me rendre sous un hangar provisoire,— élevé, je crois, pour la circonstance, — où je voyais réunis les principaux Kayans, tout prêts à m’accueillir. Une poignée de main à chacun d’eux et l’indication générale du but de mon voyage, qui était d’assurer les bons rapports de l’Angleterre avec les habitans de Bornéo, suffirent pour ouvrir à mon gré les négociations. Et comme je remarquai chez mes interlocuteurs un embarras, une gêne qui n’avaient rien de très surprenant, je les quittai presque immédiatement pour revenir à bord du Pluto.

Le hasard m’avait ménagé à Langusin une précieuse rencontre : c’était celle d’un des Dayaks sakarangs soumis à l’autorité du rajah, et chez lesquels, ainsi qu’on l’a vu plus haut, j’avais rempli autrefois une mission pacificatrice. Dingun, — c’était le nom du Sakarang, — était venu deux ans auparavant, avec trente hommes de sa tribu, « se divertir chez les Kayans. » Je pouvais, sans une trop grande pénétration, deviner de quel « divertissement » il s’agissait ; mais, sans le presser là-dessus de questions indiscrètes, je lui donnai, quand il vint me trouver le soir même, des nouvelles de son pays et de ses proches. Il m’en demanda lui-même de ses quatre enfans. En revanche, il ne me parla point de sa femme.