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du chef, gémissaient sourdement et se donnaient des airs de tristesse. Étonnés d’abord, nous eûmes bientôt le mot de l’énigme. Mita prit la parole et nous exposa que, « depuis bien des années, les récoltes étaient insuffisantes. Les esprits s’irritaient évidemment du mépris dans lequel tombaient les rites anciens. Sir James Brooke ne pourrait-il donc pas consentir à permettre une expédition, une seule, conforme aux anciens usages ?… » Les anciens, l’oreille et l’œil au guet, attendaient avec anxiété notre réponse à cette question. L’orang-kaya leur avait bien certainement persuadé que quelques têtes de plus dans leurs head-houses compenseraient, en attirant sur eux les faveurs célestes, les fâcheux résultats de ses exactions aristocratiques. En l’autorisant à prendre la direction d’une de ces expéditions meurtrières dont le souvenir flattait encore l’orgueil de ses vassaux, nous lui aurions rendu tout le prestige de son autorité féodale, compromise par son avarice oppressive !… Nous n’avions ni le droit ni le désir d’en arriver là, et il lui fut déclaré, à sa grande consternation, que sa supplique ne serait point transmise au rajah, et cela dans l’intérêt même de ceux qui avaient osé la formuler.

Ce fut ainsi que pour la première fois m’apparut, comme une réalité vivante et saisissable, une des coutumes les plus étranges dont les âges barbares nous aient légué les incontestables vestiges. Il m’était réservé, comme on va le voir, de la retrouver, florissante encore, au centre de cette grande île, dont les explorations européennes ont à peine effleuré le littoral. Placée au centre du grand archipel d’Asie, entourée de ces îles nombreuses qu’on dirait détachées de ses flancs, — Sumatra, Java, Sumbara, Jarantuka, Célèbes, les Moluques à l’est, les Philippines au nord, — Bornéo se dérobe aux regards derrière ce nombreux cortège, trois fois plus étendue et trois mille fois moins connue que la Grande-Bretagne. C’est hier à peine que, parmi les races diverses qui sont venues de toutes parts s’y juxtaposer, — à l’ouest les Malais et les Chinois, au nord les métis provenant des émigrations indiennes, au nord-est les Soulous, au sud-est les Bougis, arrivés de Célèbes, — l’homme d’Europe a pu y prendre pied. La Hollande s’y est installée en 1827 par la grâce de Dieu et des Anglais. Douze ans plus tard, un aventurier anglo-saxon, un véritable descendant des anciens rois de la mer, — on ne peut guère envisager autrement sir James Brooke, — sut, avec un yacht et vingt hommes d’équipage, y jeter les bases d’une annexion qui va prochainement ajouter une province à l’empire colonial des trois royaumes. Cependant Bornéo, par son étendue même, se dérobe à la conquête ; à civilisation l’entamera longtemps sans l’absorber. Et c’est peut-être là, au centre de cette masse compacte,