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observateur déjà n’avait pu s’expliquer que par la forte tradition puritaine l’existence d’une communauté si audacieusement construite en dépit de tous les vieux axiomes de la prudence humaine. L’auteur des États-Unis en 1861 va plus loin encore : c’est la religion, à ses yeux, qui a créé le libre Américain, c’est à elle qu’il attribue la plupart des résultats étonnans que d’autres ont voulu attribuer à la race, aux circonstances et aux traditions politiques des premiers colons. On suit ainsi l’influence de la vieille foi dans les mœurs, dans l’éducation, dans le respect général pour la femme ; on la retrouve jusque dans l’énergie et l’audace, dans ce va-de-l’avant d’où sortent les fautes comme les qualités de l’Américain. « Quelque jugement que l’on porte sur le calvinisme, dit l’auteur, il faut reconnaître qu’il ressemble à ces courans d’eaux qui ont des qualités particulières pour tremper l’acier : en mettant l’homme en face des décrets immuables de Dieu, il communique à l’âme une fermeté inébranlable... Les descendans des réfugiés huguenots, comme les fils des pèlerins puritains, ont eu partout leur large part des biens de la terre. »

Que M, Fisch rétrécisse un peu trop peut-être la part d’action qui revient à d’autres causes, cela n’empêche pas que sa tendance ait rendu son livre plus instructif. Même après Tocqueville, il nous révèle un aspect nouveau des États-Unis, en nous montrant l’accord frappant des principes qui y règnent dans l’église et dans l’état. Le monde religieux fait mieux comprendre le monde politique. Des deux côtés, tout est laissé au libre choix et à la libre initiative de l’individu : à lui de se défendre contre l’erreur aussi bien que contre la misère, à lui de se procurer tout ce que réclament son âme et son corps. Qui ne sait cela? qui n’a dit cela? Oui, sans doute ce sont là des mots faciles à prononcer; mais le difficile est d’imaginer tout ce qu’ils signifient, car ils signifient des choses si inouïes dans nos pays, si contraires à tout ce que nous avons vu et à toutes nos habitudes d’esprit, qu’elles sont positivement inconcevables pour nous. Prenons pour exemple l’égalité. Nous entendons parler d’un homme d’état qui est parti de la charrue et qui est arrivé à la présidence en passant par une étude d’avocat, une boutique de sellier et un grade d’officier dans l’armée. Je pourrais citer pour ma part d’autres citoyens de l’Union qui, avant trente ans, ont trouvé le temps d’être tour à tour charpentiers de navire, aides-médecins, pionniers dans l’ouest, maîtres d’école, journalistes, soldats et artistes. Pour que de telles carrières soient possibles et soient presque la règle, se représente-t-on bien à quel point il faut que toutes nos idées européennes sur les professions libérales et sur les métiers non libéraux, sur l’habit et la blouse, aient cessé d’exister, à quel point il faut que la société de l’Amérique ressemble à ses chemins de fer, où il n’y a que des wagons d’une seule classe, et que l’homme qui prend en main les outils de l’ouvrier soit sûr de ne point perdre par là le droit de traiter d’égal à égal avec son voisin l’avocat? Il en est ainsi de tout ce qui se passe aux États-Unis : on ne