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regardait les faibles d’esprit et les infirmes comme des créatures privilégiées : c’est encore aujourd’hui l’universelle croyance des peuples orientaux. Même dans notre Europe, chez certaines populations, un respect superstitieux s’attache aux crétins : leur présence est un gage de prospérité pour une maison. Faites un pas de plus : si les déshérités de ce monde sont les plus dignes d’amour, ne devrez-vous pas donner une place dans votre cœur aux êtres qui ne sont même pas capables de connaître Dieu ? Ne criez pas à l’exagération : saint François d’Assise appelait à lui et haranguait « ses frères les animaux. » Toute protestante et puritaine qu’elle soit, Mme Stowe est sur la même pente, elle est en plein mysticisme. Voilà, dira-t-on, un bien grand mot à propos d’un roman. Qu’y faire cependant? Il est du bel air assurément de crier haro sur la philosophie ; mais on a beau la bannir des livres et des programmes à la mode et proscrire jusqu’à son nom, on ne peut changer la nature des choses. Quiconque prétend toucher à ces grands problèmes de la destinée humaine et des règles qui doivent diriger la conduite de l’homme en ce monde ne peut le faire qu’avec le flambeau de la foi ou les lumières de la raison naturelle, avec le secours de la théologie ou de la philosophie. Si nous demandons au catéchisme pourquoi nous avons été créés et mis au monde, il nous répond : « Pour connaître Dieu, le servir, et mériter par là la vie éternelle. » Mais comment pouvons-nous le mieux servir Dieu? Par la prière ou par l’action? par la vie contemplative ou par l’accomplissement de nos devoirs ?

Mme Stowe, si l’on en juge par le langage qu’elle met dans la bouche de ses personnages de prédilection, penche pour la première des deux alternatives, et nous craignons qu’elle n’ait pas tout à fait raison, ou du moins qu’elle n’ait dépassé la juste mesure. Nous comprenons que, vivant au sein d’une société tout à fait tournée vers les choses d’ici-bas, âpre au gain, et tirant vanité de son entente des intérêts matériels et de son sens pratique. Mme Stowe ait éprouvé le besoin de protester contre le culte exclusif de la matière, contre cette préoccupation incessante de la richesse, et qu’en face des habiles et des heureux de ce monde elle ait pris plaisir à faire valoir les forces morales et à exalter les dons spirituels. Il est noble et il est utile de détacher l’homme de la terre, de lui rappeler qu’il a une âme et de tourner ses regards vers le ciel : parlez-lui de ses devoirs envers Dieu, mais ne condamnez pas son activité; ne réprouvez pas le fécond et salutaire exercice de ses facultés. Si vous prêchez l’abstention au lieu du détachement, si vous mettez la prière trop au-dessus du travail, si vous rabaissez trop l’activité humaine et la déclarez incompatible avec l’intelligence des choses spirituelles, prenez garde : toute fille de Luther et de Calvin que vous soyez, il