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tous ces personnages, est assurément Mosès. L’auteur nous le représente comme une nature violente et incapable de se maîtriser, comme un caractère impérieux et dominateur, qui s’irrite de toute résistance et brise tous les obstacles à sa volonté. Après ce portrait, on s’attend presque à ce que Mosès jettera par la fenêtre l’homme qu’il croit son rival et qu’il surprend en tête-à-tête avec Mara. Point du tout : il cause avec lui marine et voyages, et ne le traite de magot que quand il est parti. Cet homme emporté dissimule pendant six mois avec le plus parfait sang-froid et sans se trahir un instant; cet amoureux irascible supporte sans l’ombre d’une plainte la froideur et les épigrammes de la femme qu’il aime ! Il étudie incessamment ses traits, il épie toutes ses actions, et la patience ne lui échappe jamais. Il ne lui arrive pas d’éclater, de décharger son cœur et de laisser échapper au milieu des reproches et des plaintes l’aveu de cet amour qui remplit son âme. Si les caractères bouillans, si les natures impétueuses se maîtrisent à ce point aux États-Unis, à quel degré de calme glacial et d’impénétrabilité ne doivent point arriver les amoureux transis! Il faut qu’à la veille du départ de Mosès, Sally Kittridge, à qui le jeune marin fait une proposition de mariage, lui ouvre les yeux et lui fasse lire dans son propre cœur et dans celui de Mara, en accompagnant cette confidence d’une verte réprimande. Mosès reconnaît ses torts envers l’amie de son enfance, et se décide à déclarer son amour. La scène est agréable et fait excuser bien des fautes.


« Le calme du soir régnait partout quand Mosès revint à la maison. La lune, dont les rayons jouaient en faisceaux brillans sur la mer lointaine, laissait dans l’ombre un des côtés de la Maison-Brune. Mosès aperçut une lumière à travers les rideaux de la petite chambre du rez-de-chaussée, qui avait été son séjour de prédilection pendant l’été qui venait de finir. Sur le rideau blanc flottait de temps en temps une ombre mince et affairée, qui tantôt se levait et tantôt se baissait pour se relever encore, qui s’affaiblissait jusqu’à s’évanouir complètement et reparaissait de nouveau. Son cœur battit plus vite.

« Mara était dans sa chambre à lui, occupée, comme à la veille de chacun de ses départs, de mille petits soins. Que de choses elle avait faites pour lui! que de vêtemens cousus ou réparés depuis qu’il était au monde! Il avait reçu ces services comme s’ils étaient dans l’ordre naturel et nécessaire des choses, ainsi que la clarté de cette belle lune. Sa pensée se reporte au temps de son premier voyage, alors qu’il était encore un enfant pétulant, impressionnable, ignorant ce qu’il voulait et hargneux, et qu’elle était déjà ce bon ange toujours occupé de lui, de l’affectueuse douceur duquel il s’était cru le droit d’user et d’abuser. Il se souvient tout à coup de l’avoir fait pleurer quand il aurait dû lui adresser quelques mots d’amitié et de remercîment : les paroles de reconnaissance qu’il au-