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était vouée à l’abandon et au malheur. Aussi, quand, débarqué à Brunswick, au commencement de l’hiver, il se rendit tout bouillant d’impatience à l’île d’Orr, et trouva Mara partie pour Boston, il ressentit cette absence comme une injure personnelle. Il aurait pu se demander pourquoi Mara l’aurait attendu, et si sa vie devait se passer à la fenêtre de la maison, à voir s’il n’arrivait pas. Il aurait dû se rappeler qu’il n’avait averti de sa venue par aucune lettre. Mais non ; Mara se souciait fort peu de lui, elle ne s’inquiétait pas de ce qu’il devenait ; elle était en train de se divertir à Boston, et probablement au milieu d’un essaim d’adorateurs, tandis qu’il essuyait toutes les tempêtes de l’Océan, elle n’avait pas songé un seul instant à ses périls. Que de choses il s’était promis de lui dire ! Il ne s’était jamais senti tant de bonté et d’affection. Il aurait confessé tous ses torts envers elle et lui en aurait demandé pardon, et elle n’était pas là !

« Mistress Pennel lui suggéra d’aller la chercher à Boston. Non, il n’en ferait rien ; il n’irait pas jeter au milieu de ses plaisirs, comme un trouble-fête, le souvenir d’un rude et laborieux matelot. Il était seul au monde, et il avait son chemin à faire : le mieux était d’aller rejoindre tout de suite les bûcherons d’Umbagog et couper le bois destiné au brick qui devait porter César et sa fortune. Quand Mara apprit, par une lettre de mistress Pennel, que Mosès était venu au logis et qu’il était parti pour Umbagog sans chercher à la voir, elle sentit au fond de son cœur une étreinte un peu plus vive d’une douleur froide et silencieuse qui était devenue une des habitudes de sa vie intime. — Il ne l’aimait pas, il était froid et égoïste, lui disait une voix intérieure, et elle répondait faiblement pour le justifier : C’est un homme, il a l’habitude de la vie ; il a tant de choses à faire et tant de choses auxquelles il doit penser ! »


On se revoit enfin, on s’embrasse, mais on ne se fait aucune confidence. L’auteur assure qu’il n’en peut être autrement, parce que Mara a dix-sept ans, et qu’à cet âge une jeune fille n’avoue jamais rien à un ami d’enfance et ne lui laisse même rien deviner. Nous donnons l’argument pour ce qu’il vaut. Même quand Mosès la trouve en tête-à-tête avec un inconnu et qu’il fait éclater son dépit, Mara, qui vient de refuser une demande en mariage des plus flatteuses, n’a point la pensée de rassurer celui qu’elle aime et de désarmer sa jalousie.


« Mara voyait fort bien que Mosès était mécontent et blessé : si elle avait eu encore quatorze ans, elle se fût jetée à son cou en lui disant : — Mosès, je ne me soucie point de cet homme, et je vous aime plus que tout au monde ! — Mais la jeune fille de dix-sept ans ne pouvait faire rien de pareil. Aussi souhaita-t-elle le bonsoir à Mosès très gentiment, et fit-elle mine de n’avoir rien remarqué.

« Mara approchait de la sainteté autant que cela est possible à l’humaine poussière ; mais c’était une sainte : on peut donc lui pardonner une petite dose d’amour de la vengeance. Elle était, quoique sans rancune, assez satisfaite que Mosès s’allât coucher mécontent, et assez satisfaite encore qu’il