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la donnée originale s’est peu à peu effacée de son esprit dans les entraînemens de l’improvisation. La facilité avec laquelle les personnages secondaires usurpent la première place, le développement excessif des épisodes, le défaut de proportion et d’ordonnance ne sont pas les seuls inconvéniens attachés à ce mode de composer ; un autre danger naît de l’inévitable désappointement des lecteurs. La première partie d’un livre, si elle est signée d’un nom célèbre, ne manque guère de faire travailler les imaginations : plus l’impression produite est vive, et plus on se sent irrésistiblement entraîné à poursuivre par la pensée l’œuvre interrompue. Comment la continuation véritable, quand elle vient à paraître, ne demeurerait-elle pas au-dessous du roman que chacun a bâti en l’accommodant à ses propres prédilections? Comment l’auteur, coupable d’avoir trompé toutes les prévisions, échapperait-il au reproche ou d’avoir été infidèle aux prémisses qu’il avait posées, ou de n’avoir pas su développer les caractères qu’il avait esquissés? Ce sont des accusations de ce genre que nous venons porter contre Mme Beecher-Stowe à propos de la seconde partie de la Perle de l’île d’Orr ; les lecteurs de la Revue jugeront si nos critiques sont fondées[1].

Mme Stowe, en déposant la plume, nous avait ajournés à six mois. Une année tout entière s’est écoulée avant qu’elle tînt parole, et cette année est de celles qui dans l’histoire d’un peuple comptent comme un siècle. La guerre civile a éclaté en Amérique, elle y fait couler des flots de sang, et les destinées des États-Unis se jouent aujourd’hui dans une lutte gigantesque où les victoires et les revers se succèdent avec une rapidité sans exemple. Si l’Europe a peine à détacher ses regards de ce spectacle terrible, qu’est-ce donc pour les Américains, à qui chaque jour apporte une espérance ou une douleur? Qu’est-ce surtout pour ceux qui ne peuvent séparer du sort de leur patrie l’avenir d’une cause à laquelle ils ont voué leurs veilles et attaché leur nom?... Aussi en croyons-nous aisément Mme Stowe, quand elle nous dit, dans sa nouvelle préface, que les événemens dont l’Amérique est le théâtre la remuent jusqu’au fond de l’âme et bannissent de son esprit toute autre pensée. Elle n’a que trop raison d’ajouter que le moment est passé de s’abandonner à ses rêves et de raconter des histoires! Fille, femme et sœur d’hommes qui ont joué un rôle considérable dans les luttes des partis, mêlée elle-même aux polémiques ardentes qui ont préludé à la guerre civile, Mme Stowe n’a pu demeurer indifférente au conflit qui déchire sa patrie. Son nom a paru plusieurs fois dans la presse d’Angleterre ou d’Amérique, au bas de lettres ou d’écrits en faveur

  1. Voyez, sur la première partie de ce roman, la Revue du 1er décembre 1861.