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partir et était déjà préparé à dire adieu non-seulement à ses vues politiques, mais encore à son bonheur domestique, car après sa défaite il ne lui eût pas été facile de se justifier devant la nation, lorsque la noblesse de l’empereur Alexandre donnait une victoire définitive à la politique du marquis. Le marquis a seul remporté cette victoire sans aucun appui; il l’a remportée par sa grande logique et sa volonté inébranlable... »

Personnage certes d’une originalité bien différente de celle du comte André Zamoyski, mais d’un vigoureux relief, et qui éclate dans cette manière même de s’ouvrir un chemin, de conquérir le pouvoir et de le garder ! Figure au moins bizarre où la volonté, le dédain et le calcul ont une prédominance inquiétante sur toutes les autres facultés morales! Ce qu’il y a de caractéristique chez le marquis Wielopolski, c’est cette allure superbe de l’homme qui passe à travers toutes les colères et les suspicions avec l’imperturbable assurance d’un orgueil souverain, qui porte comme un fardeau léger le sentiment de son impopularité et du vide fait autour de lui, brave les défiances, irrite les Polonais dans leurs susceptibilités les plus vives, les blesse et les froisse dans leurs instincts, trouve étrange qu’on ne quitte pas le deuil parce qu’il monte au pouvoir, mais qui en même temps relève en quelque sorte l’individualité polonaise en portant au camp russe son humeur hautaine, la raideur indépendante d’une nature aussi peu faite pour la servilité que pour la crainte. « Il se fera sa place, » disait-on l’an dernier à Saint-Pétersbourg, un jour que les grands-maîtres de l’étiquette étaient fort embarrassés de savoir à quel titre il fallait admettre ce personnage sans uniforme, en habit noir, n’ayant aucun rang dans le tchine. Et en effet, au moment de la réception, le marquis se fit sa place : il alla tranquillement et spirituellement se ranger dans le corps diplomatique, presque comme le représentant d’une nation étrangère. Quand il parle de l’empereur dans ses rapports avec la Pologne, il ne l’appelle que le roi, et il maintient très distincte la limite entre les affaires polonaises et les affaires de l’empire. Il n’y a pas longtemps encore, un général, gouverneur de Lublin, arrivait à Varsovie et se rendait chez le grand-duc pour lui faire un rapport sur la situation du pays. Le grand-duc le renvoya au marquis; celui-ci, après avoir fait attendre d’abord le général et l’avoir ensuite écouté pendant un quart d’heure, parlant en russe, lui dit gravement : « Je n’entends pas cette langue. » Aujourd’hui, depuis les attentats qui se sont succédé, le marquis Wielopolski ne sort dans Varsovie qu’entouré de gendarmes et de cosaques; mais à son arrivée, il y a quelques mois, il refusait d’entrer dans le palais qu’il habite tant qu’une sentinelle russe était à la porte. Il y a toute une légende de ces saillies d’hu-