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hongroise. Ce qu’il voulait alors est toujours resté obscur, c’était à coup sûr la haine de l’Autriche encore; mais il ne tardait pas à revenir à son idée, à la logique de son rôle vis-à-vis de la Russie, sans se préoccuper de l’opinion, sans craindre de la braver. Ce qu’aucune famille polonaise n’avait fait volontairement, il le faisait avec une certaine ostentation, comme pour donner la sanction visible des actes à sa théorie : il envoyait son fils servir dans l’armée russe à Saint-Pétersbourg, et au moment du départ, organisé avec apparat, faisant allusion au héros de Miçkiewicz arraché au foyer natal, élevé au milieu des ennemis de son pays et excité aux luttes patriotiques par le vieux waidelote, il disait à son fils : « Surtout pas de Wallenrod! » C’était la traduction du mot de la Lettre au prince de Metternich : pas de réserve! Le marquis Wielopolski d’ailleurs agissait de même en tout, restant à peu près étranger à ce qui se passait en Pologne pour relever le pays, refusant d’entrer dans la Société agricole, où on lui offrait pourtant une des premières places, se réservant toujours en un mot avec un mélange d’audace et de calcul. L’empereur Nicolas, tant qu’il vécut, était peu sensible, il faut le dire, à ces avances et à ces manifestations. Que le marquis se donnât ou ne se donnât point, c’était pour lui exactement la même chose : le fier gentilhomme polonais ne voyait pas qu’aux yeux d’un prince comme l’empereur Nicolas il y avait encore trop du rebelle dans sa manière de s’offrir, dans sa façon de traiter les Romanof de gentilhomme à gentilhomme, et trop d’orgueil dans sa soumission. Le moment n’était pas venu pour lui; il fallait un autre souverain et d’autres circonstances. Chose plus extraordinaire, il a fallu, pour que le marquis Wielopolski devînt possible, pour qu’il touchât au but de son ambition, le pouvoir, pour qu’il pût se jeter avec une impétuosité audacieuse sur les affaires, il a fallu que ce mouvement, auquel il dédaignait de se mêler, et dont le comte André a été le plus actif promoteur, devînt une sensible et vivante réalité.

Et maintenant qu’on rassemble ces traits divers, qu’on observe ces deux hommes partant du lendemain de 1831 pour suivre des voies si différentes, on comprendra peut-être comment, dans les événemens de 1861, l’un s’est trouvé, sans nulle préméditation ambitieuse, être le représentant naturel des vœux, des intérêts, des espérances de toute une population revenue à la vie, tandis que l’autre a pu être une dernière ressource pour gouverner la Pologne, — comment le comte André Zamoyski, présent à Varsovie ou éloigné du pays, est toujours une puissance morale, tandis que le marquis Wielopolski, soutenu uniquement par son énergie, est devenu une sorte de dictateur placé entre la Russie, qui le surveille, et la