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ment amer contre l’Occident et avec un dédain complet pour les partis. Il n’était point homme du reste à recommencer dans le silence, comme le comte André Zamoyski, à disparaître en quelque sorte dans la nation, à renouer patiemment, pratiquement, les fils de cette existence brisée et à chercher dans ce travail, sans illusion comme sans faiblesse, le mot de l’avenir, s’il y avait encore un avenir. Il a pu lui arriver avec le temps de s’intéresser par curiosité à ce travail et de se rendre sur les terres du comte André pour voir ses expériences agricoles, ses essais pratiques d’émancipation des paysans; mais il croyait peu à l’efficacité de ces moyens. Il avait d’un autre côté l’âme trop haute pour aller se soumettre servilement. Conspirer lui semblait aussi puéril qu’inutile; puis c’eût été, je crois bien, être avec quelqu’un.

Il dut y avoir pendant quelques années au sein de cette nature puissante, mais dénuée de naïveté et de sympathie, un débat singulier. Le penseur dédaignait ou comprenait peu les moyens pratiques, le retour à la vie par l’agriculture, par l’industrie. L’aristocrate n’avait que mépris, sans compter la haine, pour les conspirateurs, les propagandes démocratiques qui se formaient déjà, et pour ce parti qu’il allait bientôt dépeindre insolemment comme « le parti du désordre social, le rebut de toutes les classes, de mauvais prêtres, de la noblesse de surface, des intendans infidèles, d’anciens sous-officiers, de jeunes démagogues, des propriétaires ruinés, des fermiers endettés, de la valetaille, des communistes. » Le patriote déçu et rejeté dans le sentiment superbe de lui-même n’avait que peu de considération pour « la diplomatie nationale » qui continuait à se tourner vers l’Occident. Puis, qu’on le remarque bien, il y a chez le marquis Wielopolski, sinon une foi unique à la force, du moins un certain respect païen de la fatalité et des décisions de la force. La fortune avait prononcé, on avait été vaincu; il voyait presque de la dignité à ne point se réfugier dans des protestations impuissantes. Le Polonais subsistait encore cependant et il subsiste toujours en lui. Qu’il ressentît la dureté du joug qui pesait sur la Pologne, ce qu’il écrit aujourd’hui le prouve assez. Il faisait mieux que la ressentir, il la jugeait. Comment échapper à ce cercle fatal d’impossibilités? Telle était la lutte qui se poursuivait au sein de cette vigoureuse nature, tout occupée en apparence à des procès de famille. Le dernier mot de ce travail intérieur éclatait en 1846 au spectacle des massacres qui ensanglantaient la Galicie, et la Lettre d’un gentilhomme polonais au prince de Metternich était l’expression aussi imprévue que véhémente de cette personnalité solitaire rentrant dans la politique par un acte de foi nouvelle, par un vrai programme offert à la Pologne.