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le prince Paskiévitch, qui le reçut en tempêtant avec cette accusation invariable de conspiration. — Eh bien ! quoi ? dit-il ; c’est vrai, j’ai recueilli des malheureux, je les garde. Où est le crime ? de quoi vous plaignez-vous ? Ce sont autant de mécontens de moins. — Au fait, vous avez peut-être raison, dit Paskiévitch, qui était un soldat, et qui se radoucit subitement. D’autres fois l’alarme était plus chaude.

On ne pouvait marcher que pas à pas dans cette voie. Et qu’on songe bien que pendant un quart de siècle ces œuvres, d’une apparence si simple, mais dont chacune était une victoire, ont été la seule manifestation de vie intérieure possible sous un régime qui suspectait tout, voyait partout une conspiration, s’efforçait d’interdire l’action comme la pensée. Je n’ignore pas que des facilités ont pu naître à un moment donné de l’avènement de l’empereur Alexandre II et d’un certain adoucissement inhérent à un changement de règne. Au fond cependant rien n’était essentiellement changé, et je n’en veux pour preuve que ce que dit le marquis Wielopolski, l’historien le plus récent de cette époque. « On reconnut, dit-il, la nécessité d’une réforme de l’instruction publique, d’institutions scientifiques supérieures, de cours académiques ; mais les hommes accoutumés à l’ancien système, persuadés que trop de lumière conduit à la révolution, faussèrent cette bonne intention. Au lieu d’une organisation nouvelle de l’instruction publique, on persuada au législateur qu’il fallait, dans un intérêt politique, restreindre le terrain des études, qui produit des idéologues et des anarchistes, et créer à la place des écoles spéciales destinées à former des industriels et des commerçans. Au lieu d’une université qui aurait répandu une lumière supérieure dans la société, on ajouta aux gymnases philologiques un cours restreint de droit, et pour la sûreté du corps humain on institua une académie de médecine : la jeunesse, avide de sciences, combla à l’instant cette académie. Dans une dizaine d’années, nous aurions eu un prolétariat de médecine, et partout l’absence de talens supérieurs. » En fait, c’était toujours la même politique, sacrifiant l’intérêt social à un intérêt de domination, et si dès ce moment une certaine vie commençait à renaître, si on se reprenait à s’intéresser à tout, si on sentait l’activité se réveiller, c’était bien moins l’œuvre de quelques réformes partielles ou équivoques que de ce travail de vingt-cinq ans dont le comte André Zamoyski était l’âme, qui disputait pied à pied un terrain d’action indépendante, qui sauvait de la mort une étincelle de vie : travail tout matériel, en apparence tout pratique, et en réalité éclairé intérieurement pour ainsi dire d’un sentiment moral indestructible.

Il y eut un instant où cet obscur et patient mouvement eut un