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crédit foncier. Et si quelquefois dans ces entreprises les dividendes manquaient au bout de l’année, il arrivait au comte André d’y suppléer. Cet étrange spéculateur faisait des dividendes fictifs avec sa propre fortune, afin de ne pas décourager ses associés.

La vraie pensée était de refaire le pays, de l’accoutumer à s’occuper de ses intérêts, de le détourner par le travail de l’oisiveté et de la démoralisation. Ce n’était point cependant sans difficulté que le comte André accomplissait cette œuvre patiente et invisiblement régénératrice : il avait à marcher entre les récriminations contraires de ceux des Polonais qui lui reprochaient d’amortir le feu national dans un mouvement tout matériel, et des Russes, qui, sans se rendre compte de la portée de ces entreprises, les voyaient avec ombrage, parce qu’elles étaient la manifestation d’une activité indépendante. Aux Polonais, il ne pouvait rien dire; vis-à-vis des Russes, il puisait sa force dans sa sincérité et dans sa droiture. Toute sa politique dans ses relations avec le gouvernement du tsar pouvait se résumer dans un mot : se tenir debout sans conspirer et sans fléchir. Jamais il ne voulut condescendre à acheter la complaisance d’une autorité russe même pour ses intérêts personnels les plus chers. Ses associés des affaires industrielles lui reprochaient de ne pas savoir donner cent francs pour en gagner mille; mais il résista toujours. Il exigeait au besoin ce qu’on n’avait pas le droit de lui refuser, et ne voulait pas le payer. Il se refusait à ces transactions de la vénalité administrative qui, en allégeant le joug, accoutument à le supporter, et qui abaissent toujours. Il y avait du reste dans sa parole je ne sais quel accent de vive et ferme honnêteté qui troublait et déconcertait complètement. Quand il avait à se débattre avec les autorités russes qui épiaient ses mouvemens, c’est par là qu’il se sauvait sans céder le terrain et sans provocation inutile. Il opposait à la destruction la défense infatigable d’un cœur intègre, d’un esprit actif, profitant des relations que lui créaient les mille affaires dont il était l’ingénieux promoteur pour accoutumer le gouvernement à cette intervention perpétuelle, mais traçant toujours la limite entre le citoyen chargé d’un intérêt public et l’homme, et faisant respecter en lui le caractère du Polonais. Il eut plus d’une crise à traverser; il ne se laissait ni décourager ni intimider, et quand il était serré de trop près, il faisait ce que j’appellerais une sortie d’honnêteté et d’esprit. Un jour il avait recueilli sur ses terres de pauvres gens qui avaient servi autrefois et qui étaient maintenant sans pain; il les garda, leur donna du travail. Ce fut assez pour qu’il fût soupçonné de vouloir organiser quelque complot et pour que la police envoyât des agens épiant tout autour de lui. Il tint tête à toute cette police, l’effraya même et la dispersa, puis il partit pour Varsovie et se rendit chez