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Zamoyski le faisait à Vienne, mais autrement et dans des conditions différentes. Qu’on songe simplement à ces petites difficultés : le comte André avait eu à franchir deux ou trois cordons sanitaires gardant l’Autriche bien moins du choléra que de la révolution, à passer la Vistule à gué, la nuit, ne sachant pas nager, ayant de l’eau jusqu’au cou et portant ses dépêches au-dessus de sa tête, à se dérober à toutes les polices à travers la Galicie et la Hongrie, à pénétrer dans Vienne sans être découvert, enfin à se frayer un chemin jusqu’à M. de Metternich sans se faire connaître, — et il avait réussi par la seule autorité d’une résolution ferme et confiante, si bien que le vieux chancelier de cour et d’état était à la fois surpris et intéressé par cette odyssée presque romanesque d’un diplomate polonais échappant à la police viennoise et se trouvant dans son cabinet pour traiter des affaires de la Pologne! Le prince de Metternich, qui n’avait voulu voir aucun autre envoyé polonais, recevait le comte André dans le plus grand secret, le plus souvent le soir. Il aimait la parole nette et franche de ce jeune plénipotentiaire, qui savait et qui osait tout dire : il écoutait tout, car ce mot de reconstitution de la Pologne n’a jamais effrayé l’Autriche; mais il ne faisait rien. A Vienne, on disait : Voyez à Londres et à Paris. A Paris, on disait : Voyez à Vienne et à Londres. A Londres enfin, on disait plus crûment : Il n’y a rien à faire. Un jour vint cependant où il y eut presque un acte à Vienne. C’était à la suite des scènes d’exaspération populaire qui ensanglantèrent Varsovie le 15 août 1831, « A qui la faute? dit vivement le comte André au vieux ministre autrichien qui lui annonçait ces meurtres en croyant le déconcerter peut-être; c’est vous qui êtes responsable par votre indifférence et votre inaction, et ce sang retombera sur votre tête ! » Cette vive candeur de conviction émut le prince, qui aussitôt ouvrit une sorte de négociation où il mit en présence l’ambassadeur de Russie à Vienne, M. de Tatistchef, et le comte Zamoyski. M. de Metternich offrit sa médiation au gouvernement national de Pologne, tandis que M. de Tatistchef se laissa persuader d’écrire au maréchal Paskiévitch pour le déterminer à suspendre toute hostilité, et ce fut le comte André qui partit lui-même avec un secrétaire de la légation russe pour aller porter ces dépêches. Ce n’était que cela, mais c’était encore cela. Malheureusement il était trop tard ; quand les deux messagers de paix arrivèrent, Varsovie venait de tomber sous un dernier effort des armes russes, et le maréchal Paskiévitch n’était point d’humeur à écouter les propositions de Vienne. Il fit conduire devant lui le comte André, l’assaillit de sa colère, le traita comme un prisonnier et un rebelle, et finit par le menacer de le faire fusiller. « Vous n’en avez pas le droit, » répondit le comte André sans se laisser troubler.