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traité assurément n’a prévue. De là aussi ce je ne sais quoi de passionné et de dramatique dans une société ainsi organisée, réduite a se défendre sans cesse, à s’affirmer sous toutes les formes de l’inspiration ou du sacrifice, à suppléer à tout par sa sève intérieure et par l’énergie individuelle, dans une nation sans indépendance avouée, mais toujours vivante par les hommes qui se succèdent, politiques, soldats ou écrivains, depuis les chefs de la confédération de Bar jusqu’au probe et populaire Kosciusko, jusqu’à ce grand émigré, le prince Adam Czartoriski, qui a su élever l’exil à la hauteur d’une dignité, d’une mission de service public.

Cette sorte de représentation nationale spontanée et libre, elle est partout, essayant toutes les combinaisons sans réussir et sans s’arrêter, se renouvelant d’époque en époque, et c’est ainsi que ce mouvement actuel, qui se rattache lui-même à tant d’autres mouvemens, qui a eu sa lente préparation, ses ouvriers obscurs et pratiques comme ses précurseurs retentissans dans la poésie, en est venu à se personnifier dans ces deux hommes, — le comte André Zamoyski et le marquis Wielopolski, — si différens de caractère, quoique issus de la même sève et portés par les mêmes événemens : l’un devenu sans effort la conscience parlante d’un peuple, représentant dans toute son ingénuité le sentiment du droit et faisant de la sincérité une politique; l’autre, esprit vigoureux et superbe, jeté par découragement ou par haine dans la théorie désespérée d’un panslavisme plein d’énigmes, se plaisant dans l’indépendance solitaire d’un rôle où il a toutes les difficultés à vaincre, toutes les colères et toutes les suspicions à braver, irritant les Polonais sans cesser d’être Polonais, acceptant l’apparence d’une complicité avec la Russie, mais en se relevant par la fierté de son attitude, par la liberté de sa parole et de sa passion, et disant encore aujourd’hui dans une brochure qui lui est attribuée[1], où il se déguise à peine sous ce nom de fils de noble que Slowaçki jetait à la face du poète anonyme : «Si quelqu’un est accusé pour avoir lu ces pages, et s’il les a prises à cœur, alors je me présenterai et je dirai : J’ai raconté la douleur qui ronge une nation héroïque; punissez-moi seul pour l’avoir dévoilée, et je mourrai, s’il faut que je meure! »

Certes tout a singulièrement changé en Pologne, comme en Europe, depuis trente ans, depuis cette révolution du 29 novembre 1830, qui dura dix mois et dont la chute de Varsovie signala la triste défaite. Mil huit cent trente apparaît comme une étape lointaine et dépassée. Ce n’est pas moins une date significative où tout se re-

  1. Cette brochure, écrite en polonais, qui a causé une grande sensation en Pologne, est en effet généralement attribuée au marquis Wielopolski, dont elle reproduit toutes les idées et les habitudes de style.