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on saura faire servir une partie de ces travaux à l’intérêt immédiat de la navigation. En prolongeant de quelques centaines de mètres la grande jetée de la pointe, on pourra mettre l’anse du Fort complètement à l’abri des lames de l’Océan et faciliter ainsi l’établissement d’un petit port où les navires de 8 mètres de calaison se réfugieraient sans crainte. Il est à désirer que ce travail, avant-coureur d’améliorations encore plus importantes, puisse se réaliser dans un prochain avenir.

Quoi qu’il en soit, les travaux de la Pointe-de-Grave, une fois menés à bonne fin, donneront un démenti à cette superstition, générale dans le midi de la France, qui accorde aux flots une force irrésistible. La puissance des vagues océaniques, comme celle des ondes aériennes que pousse la tempête, peut être exactement évaluée en tonnes ou même en kilogrammes, et, pour vaincre leur effort brutal, l’homme n’a qu’à leur opposer une résistance égale ou supérieure, mesurée par ses calculs. C’est ainsi que les Hollandais, ces savans ingénieurs de la mer, ont pu sauvegarder leur territoire, qui s’enfonce graduellement au-dessous du niveau marin comme un navire qui fait eau : non-seulement ils ont appris à défendre leurs rivages contre les irruptions des vagues, mais ils se hasardent même à reconquérir le terrain perdu et chassent l’Océan du domaine qu’il avait envahi. Ce qui se fait sur les côtes de Hollande peut se répéter avec le même succès sur les plages du Médoc. Bien plus, il est probable qu’une connaissance approfondie des lois hydrologiques permettra un jour aux ingénieurs d’utiliser ces mêmes forces auxquelles ils résistent maintenant. Imitant des travaux accomplis déjà sur des fleuves plus faciles à régler, ils s’efforcent maintenant d’employer comme autant d’esclaves la marée, le jusant, le courant fluvial, pour leur faire recreuser les lits de la Garonne et de la Gironde, qui depuis un siècle se sont exhaussés d’une manière fâcheuse pour la navigation. Cette œuvre si utile peut certainement s’accomplir, mais on ne saurait discuter dès à présent les moyens employés pour atteindre le but, parce qu’elle est encore dans la période des essais et que les résultats acquis n’ont rien de décisif. Dans tous les cas, ce magnifique estuaire fluvial, le seul qui donne accès à un bon port, de Saint-Jean-de-Luz à l’île d’Oléron, mérite bien qu’on s’ingénie pour lui conserver l’importance assignée par la nature. La bouche de la Gironde n’est pas seulement l’avenue maritime de Bordeaux, mais encore celle de tout le sud-ouest de la France; elle sert d’entrée aux vastes bassins de la Garonne et de la Dordogne, ces deux fleuves puissans que les navigateurs appelaient autrefois les Deux-Mers, et forme une porte grandiose à ce grand chemin des peuples qui fait communiquer l’Atlantique avec la Méditerranée.


ELISEE RECLUS.