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cette partie de la France offre de merveilleux contrastes. D’un côté on aperçoit la surface agitée de la mer, dont l’écueil et la haute tour de Cordouan surveillent l’entrée ; de l’autre s’étale jusqu’à perte de vue la nappe tranquille de la Gironde. Les plages où le flot se déroule mollement en longs replis sur le sable alternent avec les falaises abruptes où les lames inégales et heurtées fouillent sans se lasser les rochers caverneux. La couleur et l’apparence de l’eau changent continuellement, comme si plusieurs fleuves, se croisant dans tous les sens, coulaient en un même lit. Les bancs de sable qui blanchissent vaguement sous les ondes vertes et transparentes, les courans maritimes qui se rencontrent et se mêlent diversement avec le jusant chargé de troubles, les bouffées de vent qui tracent sur l’estuaire un réseau de rides entre-croisées, les longues traînées d’écume qui se déplacent, enfin les contre-courans sous-marins qui refluent à la surface et s’épandent en nappes unies comme de l’huile, tous ces phénomènes changeans de l’atmosphère et de l’eau ne cessent de modifier le spectacle toujours grandiose présenté par l’embouchure de la Gironde. Le ciel incertain de ces climats, qui appartiennent à la fois au nord et au midi, ajoute encore à la beauté de tous ces changemens imprévus. Sous l’influence des courans atmosphériques qui se rencontrent au-dessus de la mer, l’édifice des nuages change continuellement d’aspect : il s’entasse en dômes superposés, en pagodes fantastiques, puis il s’écroule, s’émiette et disparaît un moment pour se reformer bientôt après. Dans l’espace de quelques heures, on pourrait souvent se croire transporté des côtes dures et brumeuses de la Bretagne aux rivages resplendissans de la Méditerranée.

Pour bien se rendre compte de l’aspect de l’embouchure proprement dite, il faut prendre successivement pour observatoires toutes les falaises de la côte de Saintonge. De Royan, on voit directement en face la Pointe-de-Grave, le plus souvent voilée par l’embrun des vagues comme par la fumée d’un incendie. Du haut des rochers de Vallière, situés comme un énorme musoir entre la conche de Royan et celle de Saint-George, on distingue aussi avec une netteté parfaite la péninsule de Grave, que dominent ses dunes boisées; mais en outre on voit dans son ensemble l’espèce de lac formé par la Gironde en amont de son embouchure. En effet l’estuaire, dont l’entrée n’a que 5 kilomètres de Royan à la Pointe-de-Grave, s’élargit considérablement entre ses deux rives à mesure qu’il s’éloigne de l’Océan et bientôt atteint une largeur de 10 kilomètres pour se rétrécir ensuite graduellement. Nombre de grands fleuves américains ne s’unissent pas à la mer par un aussi large estuaire, et le Mississipi lui-même pourrait envier à la Gironde sa magnifique embouchure.