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mination dans le pays. Louisbourg avait coûté vingt-cinq années de travaux et 39 millions de francs, somme énorme pour l’époque. Ses remparts avaient une lieue de tour, ses murs trente-six pieds d’épaisseur, ses fossés quatre-vingts pieds de large. La ville comptait 15,000 habitans et pouvait recevoir 6,000 hommes de garnison. Citadelle, églises, couvens, arsenaux, magasins, rien n’y manquait. Aujourd’hui l’herbe a envahi ce que n’avait pu détruire le vainqueur ; nul bruit ne s’entend dans la rade où flotta le pavillon blanc de nos vaisseaux, où Wolfe commença sa courte et glorieuse carrière ; tout signe d’habitation a disparu, et c’est à peine si le voyageur retrouve l’enceinte qui protégeait cette ville si fière, campos ubi Troja fuit ! Quant aux pauvres Acadiens, nous venons de voir à Chezzetcook ce qu’ils sont devenus, et comment à travers leurs épreuves ils ont su conserver le pieux dépôt de leur foi et de leur nationalité ; mais ce groupe n’est pas le seul, et les recherches de M. Rameau constatent qu’outre ceux qui sont établis dans la Nouvelle-Ecosse, il en existe encore aujourd’hui 30,000 au Nouveau-Brunswick et à Madawaska, 15,000 au Cap-Breton, autant dans l’île du Prince-Édouard, 8,000 au Canada, dans la baie des Chaleurs, et 7,000 au Labrador, à Terre-Neuve et aux îles de la Madeleine, — soit en tout 95,000, sortis des 8 ou 10,000 proscrits de 1775. M. Rameau va plus loin, et, remontant à un recensement nominal qui donnait en 1671 à la colonie acadienne un chiffre de 400 âmes et de 47 familles, il démontre que les quatre cinquièmes au moins de la population actuelle descendent de ces souches primitives. Quelle merveilleuse fécondité[1] ! Et que n’eût-on pu attendre d’une race aussi bien douée, si la mère-patrie avait daigné lui tendre une main secourable dans le naufrage où sombra notre fortune en Amérique ! Triste et honteux chapitre de ce misérable règne de Louis XV où les débauches de la cour engloutissaient des millions, tandis qu’au dedans comme au dehors l’argent manquait aux dépenses les plus sacrées !

On a peu de documens sur les faits que nous venons de raconter. Le seul historien de la Nouvelle-Ecosse, Halliburton, né dans le pays et fort connu dans la littérature anglaise par les contes humoristiques qu’il a publiés sous le nom de Sam Slick, Halliburton[2]dis-je, tout en blâmant avec énergie la conduite de ses compatriotes, ne s’est naturellement pas appesanti sur un épisode où l’honneur

  1. Un chiffre de vingt enfans et même plus n’est pas rare chez les familles acadiennes. Dans son récit d’Évangéline, le poète américain Longfellow a introduit un personnage historique, le notaire Leblanc, qui comptait vingt-cinq enfans et cent cinquante petits-enfans lors de la proscription de 1755.
  2. Voyez la Revue du 15 avril 1861.